Et s’il fallait perdre notre latin pour gagner un nouveau monde ?
En plein crêpage de chignon autour de l’importance ou non du latin au collège, Eurostat, l’agence des statistiques officielles de l’Union Européenne, publie une étude qui devrait faire prendre un peu de recul aux débatteurs des deux bords, qu’ils se disent égalitaristes ou méritocratistes : 18% des Européens âgés de 16 à 74 ans n’auraient jamais utilisé Internet.
Ce chiffre de « non connectés » masque de grandes disparités entre les pays : ils sont 32% en Italie (!), 12% en France, 1% en Islande. Il cache également des causes très différentes : volonté affirmée de déconnexion, totale ignorance ou indifférence, et toujours fracture sociale (illettrisme, sans logement, sans ordinateur, sans compte bancaire, etc.).
D’après les chiffres du CREDOC de novembre 2014, 100% des 12-17 ans en France sont des internautes et seulement 36% des 70 ans et plus. Il aurait été amusant de croiser ce chiffre avec la connaissance ou non du latin… Ainsi, l’âge reste un critère déterminant, mais non suffisant, martèle depuis 2013, le Conseil national du numérique, car il faut au minimum y ajouter le niveau de formation et de revenu des personnes.
Cette fracture numérique ne serait sans doute pas si grave si l’accès à la vie de notre société n’avait pas largement et parfois exclusivement migré sur Internet. De nombreux services publics deviennent très difficilement accessibles sans le Web ou l’email, et trouver dans cette situation déconnectée un numéro de téléphone ou une adresse physique d’un organisme peut requérir d’authentiques talents de détective.
Néanmoins, le Conseil national du numérique et de nombreux observateurs s’inquiètent encore davantage d’une fracture de l’ordre de l’usage ; en effet, il ne suffit pas d’avoir accès à Internet, il faut savoir s’en servir. Et là, toutes les catégories d’âges, y compris les 12-17 ans, sont concernées. Et d’en revenir à l’importance ou non d’apprendre le latin au collège.
Il ne s’agit pas d’opposer les apprentissages, mais comme l’expliquait, mardi 12 mai, Najad Vallaud-Belkacem dans la matinale de France Inter, il est nécessaire de faire des choix, les budgets étant contraints et les temps d’étude non extensibles à l’infini. En observant de plus près les points clés de la réforme des collèges , celle qui a été adoptée en 2013 et qui sera mise en place à la rentrée 2016, on peine à comprendre la virulence des réactions tant les mesures semblent en phase avec le monde qui nous entoure : transdisciplinarité (décloisonnement des matières), travail en équipe, utilisation des outils numériques, acquisition de repères et de l’esprit critique d’une nouvelle culture numérique, apprentissage personnalisé, plus d’autonomie pour les équipes pédagogiques, etc.
La lecture du brillant essai sur la mutation d’Alessandro Baricco, « Les Barbares », pourrait aider à mieux comprendre ces résistances pour le moins étranges… Il met en évidence ce que nous tenons pour acquis, par exemple le besoin de l’effort pour apprendre et la nécessaire profondeur du savoir, puis le met en perspective avec nos pratiques contemporaines : nous surfons sur le Web en surface, passant d’un bout de savoir à un autre, et créons du sens à partir de ce zapping permanent.
Si dans la réalité, nous sommes déjà nombreux à procéder ainsi, nous rechignons encore à l’accepter comme un mode de pensée respectable, car nous sommes convaincus qu’apprendre demande des efforts, de la hiérarchie, de la patience. Mais d’où vient cette certitude ? De l’esprit des Lumières et de la société bourgeoise du 19e siècle, nous démontre Alessandro Baricco. Ah…
Il s’attarde sur un autre trait de notre civilisation européenne : cette fascination pour le passé qui nous enferme dans une forme de nostalgie collective. Ainsi, nous nous construisons en référence à ce passé, dans la perspective d’une continuité, d’une amélioration, alors que le monde actuel procède par ruptures successives. Ceux qu’Alessandro Baricco nomme les barbares s’appellent Google , Amazon, Uber , etc. Pour ces entreprises, s’attaquer à des pratiques, des savoir-faire, des lieux qui se sont construits générations après générations n’a que peu d’importance, ce qui compte c’est ce qu’il est possible de faire de neuf avec des morceaux de vieux, ce qu’il est possible de faire différemment, un vrai saccage du passé, une véritable barbarie . Pour ces créatures sans culture, il ne s’agit plus de se battre pour défendre ou attaquer des frontières stratégiques dans la lignée et le respect de ceux qui étaient là avant, mais carrément de redessiner la carte du monde.
Je n’ai hélas pas la place, ici, pour dérouler le fil de la pensée de l’auteur, je ne peux que vivement conseiller de le lire et espérer, qui sait, qu’il soit notre Henry Fonda à nous, celui qui, un à un, convaincra les douze hommes en colère qu’il ne s’agit sans doute pas de tuer nos pères, mais peut-être juste de nous libérer un peu de leur emprise et du poids de leur histoire, afin de faire un peu de place pour autre chose.
« Nous sommes tous au même point, dans le seul lieu qui soit et dans le courant de la mutation, où nous appelons civilisation ce que nous connaissons, et barbarie ce qui n’a pas encore de nom. Et contrairement à d’autres, je pense que c’est un lieu magnifique. » Alessandro Baricco