EPISODE #3 : Et si le revenu universel était un casse-tête chinois ?
Le premier épisode de ce petit feuilleton explorait les espérances et le souffle portés par l’idée d’un revenu universel d’existence, tandis que le second insistait sur les raisons de l’instaurer et les écueils théoriques. Le dernier épisode aborde, à présent, la confrontation de cette belle idée à la réalité de sa mise en place.
Le Mouvement Français pour un Revenu de Base propose de définir le revenu universel comme « un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur une base individuelle, sans contrôle de ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement ». De cette définition découle plusieurs principes clés.
D’abord, l’inconditionnalité, c’est-à-dire le fait de n’exiger aucune contrepartie à l’obtention d’un revenu de base. Deux avantages : absence de contrôles et automatisation du versement, ce qui résoudrait le problème du non-recours aux aides sociales. En effet, selon l’Odenore , en 2012, 50% des personnes éligibles au RSA ne le percevaient pas, en raison d’un manque d’information, d’une trop forte complexité des démarches, d’un bug administratif ou encore de la crainte d’être catalogué « assisté » . En outre, feu le philosophe André Gorz craignait que « la conditionnalité ne transforme le revenu de base en salaire, le bénévolat en quasi-emploi ». La démonstration en faveur de l’inconditionnalité semble solide, même si d’autres voix s’élèvent, par exemple, le philosophe Bernard Stiegler avec sa proposition de revenu contributif , qui conditionne son obtention à une activité du bénéficiaire : travail, formation, bénévolat, etc., sachant que dans l’idéal, il se cumulerait avec un revenu de base, lui, inconditionnel.
Ensuite, l’universalité. Elle s’inscrit dans une perspective « républicaine », c’est-à-dire d’une inclusion de tous, pour reprendre un argument d’André Gorz. En effet, beaucoup s’indignent du fait que Liliane Bettancourt puisse toucher le revenu universel ; pourtant personne ne se scandalise du fait qu’elle soit remboursée pour ses frais de santé… Décider du versement d’une protection sociale en fonction de la richesse d’un individu finit par produire des programmes dont les plus aisés se désintéressent, explique feu le chercheur anglais Richard Tismuss : « Programs for the poor become poor programs ». Enfin, l’universalité évite de stigmatiser une catégorie de la population, comme c’est le cas aujourd’hui avec le RSA. Cependant, dans une tribune dans Le Monde, un collectif de chercheurs , dont Thomas Piketty et Dominique Mehda, ne semblait pas en être convaincus : « Cela n’aurait guère de sens de verser 600 euros par mois à des personnes gagnant 2 000 euros ou 5 000 euros de salaire mensuel, pour ensuite leur reprendre immédiatement la même somme en augmentant d’autant leurs impôts ».
Puis, le versement individuel. Il garantit une autonomie des personnes vulnérables ou avec peu d’autonomie, comme les jeunes qui dépendent financièrement de leurs parents ou certaines femmes de leurs maris, plus généralement cela concerne tous conjoints, dès lors qu’il y a une différence financière ou de compétences forte au sein du couple.
Enfin, dernière modalité, le montant et son évolution conditionnent fortement la réussite du revenu universel. L’économiste Yann Moulier Boutang voudrait le voir atteindre le SMIC. Le député socialiste Michel Pouzol n’imagine pas qu’il puisse être inférieur au minimum vieillesse (801 € par mois au maximum en 2017). Pour l’essayiste Ariel Kyrou, « Mieux vaut commercer par un revenu suffisant, quitte à ce qu’il ne soit ni universel, ni inconditionnel. Un revenu insuffisant et non automatique, c’est signer par avance la mort du dispositif ». Évidemment, le caractère suffisant du montant dépendra de ce qu’il viendrait effectivement remplacer : allocations chômages, minimum vieillesse… et des conditions d’évolution du revenu universel dans le temps (inflation).
Afin de financer le revenu de base, Yann Moulier Boutang, voudrait taxer les flux financiers, une assiette dix fois supérieure au PIB. Une telle taxation s’appliquerait aux transactions boursières mais aussi aux retraits d’argent aux guichets bancaires, aux paiements par carte, etc. Antonio Casilli préfèrerait, lui, taxer les données et le marché des micro-tâches, relançant le débat ouvert par le rapport Collin et Colin sur la fiscalité numérique et son principe de « prédateur / payeur ». Cependant, ces deux taxes seraient plutôt complémentaires qu’opposées. Pour le fiscaliste Jean-Marie Monnier, c’est l’ensemble du système fiscal qu’il faut mobiliser, en s’appuyant sur une diversité de prélèvements plutôt que sur un impôt unique, trop fragile. La députée EELV Martine Alcorta, qui a décidé d’engager une étude en vue de l’instauration d’un revenu universel en Aquitaine, estime qu’il est possible de l’autofinancer en modifiant le modèle de répartition français, basé sur la progressivité de l’impôt : prendre un peu plus aux riches pour rendre un peu plus aux pauvres. Le député Michel Pouzol propose, lui, de faire un pas de côté et de s’attacher moins à la dépense qu’aux gains à terme d’une mesure fonctionnant comme un investissement : « Avec 8 millions de pauvres, la deuxième région de France après l’Ile de France est celle de la pauvreté. Quel est le coût direct et indirect de celle-ci dans notre pays ? ».
En fin de compte, pour avancer, il faut l’expérimenter à des petites échelles et sous diverses versions, expliquent à l’unisson chercheurs et politiciens. Le député socialiste, Daniel Percheron, propose, par exemple, d’attacher au Compte Personnel d’Activité un revenu de base sous la forme d’un droit de tirage de 5 ans, fragmentable, chacun ayant le choix de l’utiliser à n’importe quel moment de sa vie. Le Mouvement Français pour un Revenu de Base a travaillé, de son côté, sur un revenu de base agricole dans la perspective de la réforme de la PAC en 2020. Il s’agirait de donner une prime à l’humain et non plus au foncier (nombre d’hectares d’exploitation), comme c’est le cas aujourd’hui. L’idée sous-jacente serait de favoriser les exploitations d’agriculture biologique, fortement employeuses de main d’œuvre, plutôt que les grandes exploitations mécanisées de l’agriculture conventionnelle.
En fait, dès lors que l’on rentre dans le détail d’une mise en place concrète, le cadre théorique du revenu universel peine à résister. L’inconditionnalité et l’universalité semblent, notamment, fragiles. Si un accès à tous au revenu universel peut être contrebalancé par la progressivité de l’impôt sur le revenu, l’absence de conditions d’usage semble poser de bien plus gros problèmes. Comment les défenseurs du Revenu Universel qui, pour la plupart, reprochent au gouvernement le chèque en blanc du CICE fait aux entreprises, pourront-ils justifier d’accorder un même chèque en blanc aux individus ? Comment, en effet, s’assurer que la masse monétaire du revenu universel dans sa majorité n’aille pas augmenter les dossiers de surendettement, les bulles de spéculation financière ou les bénéfices des multinationales du textile et du numérique ?
Pourtant, conditionner l’usage limiterait l’émancipation de l’individu et sa créativité, car il reste impossible de prédéterminer des usages souhaitables dans une société aussi complexe que la nôtre et en pleine transition numérique et écologique. En outre, cela reviendrait à imposer un cadre idéologique et « moral » aux individus, qui ne manquerait pas de fluctuer en fonction des majorités politiques au pouvoir. Il faut noter également que cette contrainte d’usage s’appliquerait essentiellement à ceux qui bénéficieraient d’un revenu universel après impôt, c’est-à-dire les personnes avec des revenus faibles. Ainsi, cela reviendrait à douter, de façon bien peu glorieuse, de la capacité des pauvres à user convenablement de leur argent… Dans tous les cas, conditionner l’usage induirait des coûts de contrôles exorbitants et possiblement peu efficaces. Il serait pertinent de s’appuyer sur l’expérience des « entreprises libérées », qui ont choisi de faire confiance par défaut à leurs employés. Cela dit, rien n’empêcherait d’articuler le revenu universel avec des incitations fiscales.
A noter aussi que le revenu universel n’est pas la seule option. Il existe d’autres approches : une prestation universelle plutôt qu’un revenu (premier m3 d’eau gratuit , idem pour les kilowatts, fermes urbaines partagées, etc) ; verser le revenu de base en monnaie locale afin de redonner du souffle aux territoires, le cadre de vie premier de chaque individu, etc.
Finalement, ceux qui défendent le revenu universel croient d’abord dans la nécessité de faire évoluer notre modèle de protection sociale, car ils sont convaincus que l’automatisation (les robots, l’intelligence artificielle, les prothèses, etc.), associée à l’économie collaborative (travail indépendant, éclatement des activités en micro-tâches, précarisation, etc.) sont en train de modifier de façon irréversible et profonde l’activité économique, notre rapport au travail et nos vies en général. Cependant, le revenu universel sera-t-il la meilleure réponse ? Et si oui, laquelle de ses versions ? Ce qui est sûr, c’est qu’il faudra beaucoup de volonté et d’essais pour résoudre ce casse-tête chinois afin d’en faire un dispositif social progressiste et non une usine à gaz contreproductive ou un simple argument de com’ électoral.