Des citoyens en manque d’espace commun ?

Dûment autorisées ou juste tolérées, éphémères ou pérennes, de nouvelles formes d’espaces partagés et ouverts se multiplient depuis quelques années dans des friches et autres lieux vacants, sur des places ou des ronds-points. À quelles aspirations vient répondre cette réactivation de lieux par la société civile ? La mise en partage de ces lieux, les différents modes de cohabitation qui s’y déploient, posent-ils les bases d’un espace social plus solidaire ?

« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner », écrit Georges Pérec dans Espèces d’espaces, que le géographe Michel Lussault considère comme le plus grand livre de géographie jamais écrit. Georges Pérec y scrute minutieusement les relations aux espaces que nous habitons et nous confronte au peu d’attention que nous leur portons. Pourtant, énonce Michel Lussault, « il n’y a pas d’existence humaine possible sans espace de vie et nous ne pouvons pas vivre sans composer avec cet espace ». Car nous le partageons avec d’autres entités, humaines ou non. Dès lors se pose le problème de la cohabitation au sein d’un même espace, mais aussi, nous dit la philosophe Hannah Arendt, celui de l’espace qui nous sépare les uns des autres. C’est, selon elle, de ce constat de la séparation des corps et des réalités que naît l’activité politique, au sens philosophique du terme : nous cherchons à établir des relations afin de réduire cette distance, tout en préservant un espace qui garantisse notre intégrité individuelle ou notre identité collective. Dès que vous avez deux êtres humains, vous avez une séparation, développe Michel Lussault, donc une perception différente, ce qui va générer une activité qui consiste à gérer cette distance, cette différence de point de vue. Différentes stratégies se développent alors pour composer et réguler cet espace entre les êtres, quelque part entre deux voies contraires : d’un côté accepter le partage de l’espace, de l’autre lutter pour maintenir une distance. Dans le premier cas, résume Michel Lussault, nous faisons le choix d’une « régulation pacifique et inclusive », menant à une société de l’accueil, de la bienveillance, de l’hospitalité. Dans l’autre cas, nous pratiquons l’écart, la défiance, la ségrégation, une toute autre manière de gérer la distance entre les humains, et façonnons « une société excluante et repliée sur elle-même ». Ainsi l’expérience de l’espace commun est fondamentale, car, pour reprendre Hannah Arendt, c’est ainsi qu’on apprend à gérer l’espace qui nous sépare des autres.

L’affaiblissement des espaces communs

Selon le géographe, l’espace public s’affaiblit. Dans les villes et leur périphérie, la pression foncière favorise une privatisation croissante des espaces collectifs ou indéterminés. La logique marchande grignote également les espaces publics, les places sont mangées par les terrasses, et les plages par les transats. « Fragilisées par les coupes budgétaires, les institutions publiques culturelles doivent privilégier l’industrie du spectacle, au détriment de leur rôle historique d’espace d’accueil et de rencontre de toutes les formes de culture », ajoute Michel Lussault. D’autres espaces publics sont opérés par des acteurs privés, « un des cas le plus spectaculaire étant Time Square à New York ». L’espace public restant est « déterminé et dessiné en fonction des usages voulus, avec cette volonté de neutraliser le risque de l’épreuve d’autrui », il s’agit par exemple d’éviter que les personnes stagnent sur les places ou dans les rues, mais aussi de séparer les automobilistes des cyclistes, et les cyclistes des piétons, etc. Enfin, nous assistons à un repli des personnes dans leur sphère privée, ce que Michel Lussault appelle la montée de la privacité : fermeture des cours d’immeuble, digicode, etc. Au-delà de l’individualisation des habitations, la voiture, la télévision et maintenant les écrans de smartphone, contribuent à nous extraire de l’espace public, constate-t-il.

Nous nous retrouverions, ainsi, de plus en plus confinés dans des bulles individuelles et donc dans une société qui accentuerait la séparation des êtres et la mise à distance de l’autre. L’analyse est séduisante au regard de l’évolution récentes des sociétés, notamment occidentales, et des tensions qui les habitent : crise de l’accueil, logique sécuritaire, etc. Cependant, en parallèle de cet affaiblissement de l’expérience physique d’un espace commun, nous vivons un développement fulgurant des technologies de communication à distance : téléphonie, Internet, visioconférence. Ces espaces virtuels collectifs ou interpersonnels ne peuvent-ils pas contribuer à rapprocher les êtres, et même à des échelles inédites ? On pourrait prendre l’exemple des mobilisations pour le climat un peu partout sur la planète. Michel Lussault insiste, néanmoins, sur l’importance de la dimension pratique de l’expérience spatiale partagée. Les relations numériques restent fictives, en ce sens qu’on peut se déconnecter en un clic et de façon unilatérale, alors « qu’il n’y a rien de plus puissant que l’épreuve de la cohabitation, que d’être obligé de partager avec d’autres un espace de vie. Rien ne résiste à cela », explique-t-il. Cette importance des rencontres en face à face, un autre géographe, Luc Gwiazdzinski, l’a observée sur les ronds points des gilets jaunes : « Là j’ai vu des gens ‘’exister’’, redevenir citoyens au sens de la cité antique où l’on reconnaissait le citoyen ‘’à ce qu’il avait part au culte de la cité’’. »

L’essor des tiers-lieux, des espaces de travail partagé, des communs urbains, des lieux où les citoyens se rassemblent, est-il une réponse contextuelle à un manque d’espace commun, à un besoin d’en refaire l’expérience ? S’agit-il de se retrouver, à nouveau, en présence des autres et dans l’obligation de composer avec eux, car cette expérience de la cohabitation, bien que difficile, serait finalement essentielle à notre humanité ? Ces lieux alternatifs, tiers, autres, que l’on parvient difficilement à définir autrement que par une double négation, des lieux « ni ceci, ni cela », ni un espace public, ni un espace privé, ni un espace de travail, ni un espace de loisirs, etc., seraient-ils aussi des lieux conjonctifs, des « et ceci, et cela », esquissant les contours d’une nouvelle catégorie d’espace partagé ?

Des lieux infinis et indéfinis

En 2018, lors de la 16e Biennale internationale d’architecture de Venise, le pavillon français a présenté un travail de l’agence d’architectes Encore Heureux autour des lieux infinis, « des lieux ouverts, possibles, non-finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Des lieux difficiles à définir car leur caractère principal est l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir », détaille l’agence. Parmi les dix lieux mis en avant figurent l’Hôtel à projets Pasteur à Rennes et les Grands Voisins à Paris (cf. article p. 20), deux tiers-lieux qui ont marqué positivement les territoires où ils ont œuvré. Qu’ont-ils en commun ?

Tous deux ont cherché à créer les conditions d’un espace où les citoyens se sentent libres d’agir, d’expérimenter des dispositifs en dehors des cadres institutionnels et des logiques marchandes. À l’Hôtel Pasteur, nul besoin de remplir un dossier ou d’avoir fait ses preuves pour venir expérimenter un projet dans l’enceinte du bâtiment. Aux Grands Voisins, l’état délabré du lieu et le fait qu’il allait à terme être transformé en tout autre chose, ont permis de créer immédiatement un espace autorisant, où chacun a pu s’investir.

L’autre spécificité de ces deux lieux, c’est l’attention portée à la rencontre. Le collectif Yes We Camp, une des structures pilotes des Grands Voisins, a aménagé les espaces de façon à faciliter les interactions entre des publics très hétérogènes : personnes hébergées, travailleurs sociaux, artistes, petites structures, grand public. De ces rencontres sont nés des besoins et des opportunités de faire des choses ensemble : végétalisation, restauration, etc. À l’Hôtel Pasteur, s’il n’y a pas critères d’entrée, il y a quand même un préalable : venir voir la « concierge » du lieu, aujourd’hui l’architecte Sophie Ricard, afin de se présenter mutuellement, de parler du lieu et de la façon dont il fonctionne. Deux règles viennent y renforcer la dimension de la rencontre de l’autre : on ne choisit pas son voisin et on ne s’installe pas dans le lieu, comme le sous-entend le terme « hôtel à projets », car, rares sont ceux qui vivent à l’hôtel toute leur vie… On a ainsi pu croiser à Pasteur, des gens qui vivaient dans la rue, des défilés de mode, des voyageurs, un thérapeute, un professeur de sport, des étudiants des beaux-arts, un restaurant social, etc.

Troisième point commun : la confiance, dont découle la responsabilité individuelle. L’expérience des Grands Voisins ne devait durer que deux ans, d’où la contrainte de décider très vite et donc la nécessité de responsabiliser un maximum de contributeurs, produisant spontanément un sentiment d’appartenance collective au lieu. À Pasteur, Sophie Ricard a été longtemps la seule permanente, cela l’a amenée à prêter la clé du bâtiment, sans que cette clé ne soit jamais perdue une seule fois en cinq ans ou qu’elle ressente le besoin d’en faire un double. Autre rapport de confiance : celui qui s’est installé entre les protagonistes des deux tiers-lieux et les élus locaux. Ce soutien, cette confiance a priori, ont été décisifs dans la réussite des deux projets.

Enfin, de façon plus générale, que ce soit sur les ronds points, les places ou dans les tiers-lieux, beaucoup de temps et d’énergie sont dépensés pour élaborer des règles de bon usage du lieu et de son partage, afin de faire coexister pacifiquement des individus différents. « C’est un travail fin et intense, les témoignages des personnes investies dans ces lieux en disent long sur la difficulté de l’exercice », rapporte Michel Lussaut. Pour preuve, on voit s’inventer et se réinventer des métiers afin de gérer cette activité politique, au sens d’Hannah Arendt, que ce soit celui de concierge à l’Hôtel Pasteur ou d’architecte de la cohabitation chez Yes We Camp. Ces lieux expérimentent, en outre, des modalités de gouvernance pour sortir des systèmes pyramidaux (associations collégiales, parlement citoyen, etc.) et des modes de communication qui permettent au plus grand nombre de s’exprimer, à l’image du code gestuel popularisé par Nuit Debout pour faire circuler la parole. Partager un lieu produit forcément du commun, et, selon Michel Lussault, reconnaître ce commun, c’est accepter d’avoir une dette à l’égard des autres, et symétriquement que les autres ont une dette envers soi. « Ainsi, les personnes qui investissent ces alter-lieux font l’expérience spatiale de l’interdépendance des êtres. Reconnaître cette interdépendance dans un monde qui façonne le mythe d’un individu autosuffisant, c’est subversif, et c’est l’expression politique de la solidarité », décrypte-t-il.

Sans aller jusqu’à la subversion, ce besoin manifeste de solidarité vient peut-être effectivement répondre à cette injonction croissante à l’autonomie des individus. Il ne s’agit pas de la contrebalancer, car le contraire de l’autonomie serait la dépendance et non l’interdépendance, mais plutôt de la remettre en contexte. En espace. Il reste à savoir si ces nouveaux espaces communs, formels ou informels, éphémères ou pérennes, seront suffisamment nombreux pour insuffler cet élan salutaire de solidarité…

La crise de croissance

Le succès, en particulier des tiers-lieux, est en train de susciter l’intérêt des acteurs publiques et privés. L’État et les collectivités territoriales voient ces nouveaux lieux citoyens comme un relais possible pour leurs dispositifs. Les acteurs de la fabrique de la ville ont identifié la capacité des tiers-lieux à créer de nouvelles dynamiques dans des quartiers en difficulté, à être en quelque sorte des ambassadeurs de la mutation des quartiers. Les propriétaires et investisseurs fonciers réalisent que laisser les citoyens redonner une valeur d’usage à des lieux abandonnés, souvent inexploitables en raison des coûts de remise aux normes, peut en augmenter la valeur foncière. C’est pourquoi, beaucoup de ces différents acteurs mettent aujourd’hui en place des moyens pour que les tiers-lieux se développent.

Le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales a, par exemple, lancé cet été un Appel à Manifestation d’Intérêt, avec à la clé un financement de 300 tiers-lieux, qu’il nomme « fabriques du territoire ». Les aménageurs ont intégré l’urbanisation transitoire et les tiers-lieux dans des appels d’offre dans le cadre de rénovations urbaines. C’est ainsi qu’ICI Marseille, espace de travail partagé pour les artisans, a pu accéder gracieusement à un hangar dans le quartier des Fabriques. Ce quartier, laissé à l’abandon pendant quarante ans, fait aujourd’hui l’objet d’un plan de rénovation, avec l’intention de refaire de cette zone, proche du littoral et du port maritime, un lieu d’artisanat et de production locale. « La réalité, c’est que les villes ont perdu leurs artisans et leurs savoir-faire locaux, et ce sont des métiers porteurs de sens, structurants pour un territoire. Je reçois 5 à 10 demandes par semaine me disant : “j’ai un projet de réaménagement urbain et nous voulons réimplanter de l’artisanat de production”. Ce n’est pas un effet de mode, c’est un raz de marée… », constate Nicolas Bard, cofondateur de Make ICI, la structure mère d’ICI Marseille.

Afin d’opérer le « passage à l’échelle » des tiers-lieux, les acteurs publics ou privés appliquent les méthodes qu’ils maîtrisent, bien qu’elles semblent peu adaptées à ces nouveaux espaces de respiration sociale. Par exemple, une lecture attentive des conditions d’éligibilité à l’appel à manifestation d’intérêts pour les tiers-lieux, lancé par le gouvernement, révèle plusieurs prérequis contradictoires avec les expériences de tiers-lieux comme l’Hôtel Pasteur ou les Grands Voisins. Il est, par exemple, demandé de démontrer a priori la pertinence et la capacité du projet, de répondre à un besoin identifié ou encore d’être économiquement crédible au bout de deux à quatre ans. Il y a également des éléments visant à orienter la programmation des tiers-lieux : avoir une offre de formation au numérique ou encore mettre en place de dispositifs publics et territoriaux existants contre un financement supplémentaire. Pourtant, de l’aveu même de certaines institutions, beaucoup de ces dispositifs standardisés sont en échec, rapporte Sophie Ricard. « Pour l’administration, l’intérêt des tiers-lieux, c’est justement d’expérimenter d’autres formats hors des cadres institutionnels, de révéler des personnes qui innovent socialement et qu’elle ne voit pas », insiste-t-elle. Autre exemple, appliquer une logique économique aux tiers-lieux, avec des objectifs de croissance et de rentabilité, risque de les pousser dans une course aux revenus, et de les contraindre à une marchandisation des espaces et des services, limitant leur capacité à produire un espace inclusif et d’expérimentation sociale. Cette pression économique peut, par exemple, se traduire dans le cas de l’urbanisation transitoire par l’exigence du paiement d’un loyer, une demande abusive, selon William Dufourcq, le directeur des Grands Voisins, « étant donné que les propriétaires fonciers font déjà une économie substantielle sur les coûts de gardiennage et de sécurisation des vastes lieux à l’abandon qu’ils ont mis à disposition ».

Globalement, la relation reste déséquilibrée entre, d’un côté, les acteurs publics et privés, et de l’autre côté, les citoyens ou entrepreneurs qui s’investissent dans ces nouveaux espaces d’intérêt commun. Certaines conventions d’occupation peuvent, par exemple, comporter un droit de regard sur l’activité qui se déroule dans le lieu. C’est le cas d’ICI Marseille. Le « makerspace » avait en effet accepté d’accueillir une exposition artistique sur les mobilisations citoyennes qui ont suivi le drame de la rue d’Aubagne à Marseille. Bouygues, le propriétaire des murs, a décidé d’y mettre son véto. Ce genre d’ingérence pose question sur la capacité des acteurs traditionnels à laisser suffisamment de liberté aux tiers-lieux afin qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle social et sociétal. Il y a un risque de voir progressivement les citoyens engagés dans ces tiers-lieux devenir des « chefs de projet », passer des diplômes pour devenir concierges de tiers-lieux, remplir des formulaires de demande d’autorisation, estimer leur impact social avant de déployer une action, etc. L’effet pervers serait de transformer des lieux vraiment « tiers » en énièmes organismes de formation, en « hubs » de restauration ou encore en lieux de soirée à la mode… Ce que le scénographe urbain Jean-Christophe Choblet, à qui l’on doit Paris Plage, appelle « l’économie de la pompe à bière »… Il ne s’agit pas tant de critiquer la logique marchande, économique ou institutionnelle, dont l’apport peut s’avérer positif, que d’affirmer la spécificité des tiers-lieux en tant qu’espaces de respiration sociale et de solidarité.

La dimension informelle et spontanée de nombreux tiers lieux citoyens peut-elle être compatible avec la volonté de maîtrise de l’administration, des aménageurs et des acteurs économiques ? Ou faudrait-il rester en zone grise pour préserver la capacité des citoyens à s’approprier des lieux pour récréer du commun ?

Retrouver les clés de la ville accueillante

Ces zones grises, l’architecte Cyrille Hanappe, maître de conférence à l’école d’architecture de Paris-Belleville, en a fait son terrain d’étude. Il travaille avec son association Actes et Cités et ses étudiants à l’amélioration du cadre de vie dans les bidonvilles et autres occupations illégales, qu’il préfère appeler quartiers spontanés, « Quartier, parce que bidonville sous-entend un “hors la ville” alors qu’il s’agit bien d’un quartier de la ville. Il faut reconnaître l’urbanité de ces habitats. Et spontané parce qu’il part d’un besoin humain essentiel et même animal. Le quartier spontané porte une dimension organique », explique-t-il. De ses recherches et interventions est né un ouvrage choral, intitulé, « La Ville accueillante : accueillir à Grande-Synthe », qui défend l’idée qu’en accompagnant les habitants dans l’amélioration de leur cadre de vie, le bidonville deviendra progressivement un quartier de la ville. « Ce n’est pas une invention de ma part, c’est exactement la manière dont se fait la ville depuis 4 000 ans. A Marseille, le vallon des Auffes ou le Panier sont des bidonvilles qui se sont solidifiés peu à peu jusqu’à se transformer en quartier et ils comptent aujourd’hui parmi les quartiers les plus cotés de la ville », dit-il. D’après lui, c’est parce qu’ils se sont fondés sur l’échelle humaine, sur des logiques de praticabilité, de travail, de vie, de voisinage, d’échange et non sur des logiques capitalistiques, foncières ou de valorisation économique, qu’ils ont une telle valeur aujourd’hui.

C’est cette valeur humaine que l’on retrouve dans ces lieux où les citoyens se retrouvent et qui explique sans doute pourquoi les personnes se sentent bien à l’Hôtel Pasteur, aux Grands Voisins et dans d’autres lieux similaires. Cette valeur humaine se heurte parfois aux normes, procédures et règles administratives, ainsi qu’aux critères de rentabilité, d’optimisation, de rationalisation. L’économie sociale et solidaire a maintes fois réussi à créer un cadre plus clément et plus adapté à son activité. Ainsi, après de longues années de plaidoyer, Emmaüs a réussi à obtenir officiellement un statut, l’OCAS (Organisme d’Accueil Communautaire et d’Activités Solidaires) qui prend en compte la dimension de vie communautaire des compagnons d’Emmaüs. Mais, pour y parvenir, ils sont passés par une phase d’expérimentation, une « zone grise ».

Une zone grise n’est pas une zone de non droit, mais une zone où l’on invente le droit de demain, un espace en marge. En revanche, elle comporte des zones d’ombre, pouvant être préjudiciables ou dangereuses, et des renoncements temporaires vis-à-vis de l’idéal du droit et de certains grands principes. Une zone grise invente ses propres règles, à l’image du projet SPHERE qui guide les ONG dans la construction et la gestion de camps de réfugiés. Ces règles sont empiriques et pragmatiques. L’une d’entre elle est, par exemple, d’accepter qu’il y ait « des moments où certains principes peuvent être mis de côté », explique Cyrille Hanappe. Il cite l’exemple de la mixité sociale, un principe culturellement très ancré en France, qui peut conduire, s’il est appliqué à la lettre dans un camp, à forcer deux groupes ethniques en conflit à cohabiter et provoquer de nouvelles violences et traumatismes. En outre, « dans les moments de grande précarité, de grandes difficultés, on a plutôt besoin d’être avec des gens qui nous ressemblent, pour plein de raisons, des raisons de solidarité, de langue commune, de reconnaissance, de compréhension. Sachant qu’il y a en plus une forme d’hypocrisie sur cette idée de mixité sociale, car elle ne s’applique qu’aux plus pauvres. En effet, la mixité sociale au Fouquet’s, on peut toujours la chercher… », critique-t-il. Certes, mais négocier ainsi avec les grands principes républicains ne risque-t-il pas de les affaiblir ? Peut-on faire cohabiter une règle et son exception sans nuire au « vivre ensemble » global ? C’est en tous cas ce que fait couramment le droit, en déterminant les conditions d’une exception et en laissant les éventuelles zones grises à l’interprétation des juges. Cela nous ramène au combat de l’architecte Patrick Bouchain pour faire reconnaître un droit d’expérimentation citoyenne, un permis de faire, un cadre légal au sein duquel nous pourrions accepter une certaine permissivité et juger a posteriori. Malgré les risques d’un tel exercice, en prenant en compte le contexte, la portée et la finalité des actions, la mission ne semble pas impossible. Par exemple, la monnaie alternative mise en place par les Grands Voisins pour rétribuer l’implication des personnes sans papier sur le lieu ou encore le dispositif Premières Heures qui permet d’adapter le droit du travail à la situation de grands précaires ne semblent pas mettre en danger le droit des travailleurs dans leur ensemble.

Cyrille Hanappe propose une méthode aux architectes afin de travailler sur l’intégration d’un quartier spontané à la ville. Cette méthode semble transposable, dans ses principes, aux acteurs qui souhaitent développer les lieux réactivés par les citoyens sans les dénaturer. La première étape, explique-t-il est de partir de ce qui existe, ce qui demande, dans le cas d’un « quartier spontané » de voir au-delà de l’insalubrité et de la misère, l’énergie et l’inventivité des personnes qui y vivent. En d’autres termes, il s’agit de faire l’effort de s’ouvrir à un autre référentiel et de considérer de ce que font les personnes. La deuxième étape consiste à faire baisser techniquement les risques incendies, sanitaires, etc. Enfin, il s’agit d’accompagner les habitants dans l’amélioration de leur cadre de vie, en croisant l’expérience du temps long avec le besoin immédiat des habitants, en acceptant que l’un ne soit pas plus important que l’autre.

L’autre dimension essentielle de ces lieux d’un autre genre est sans doute l’affirmation de leur économie faible, à la fois pour des raisons écologiques, mais également pour éviter que les échanges économiques saturent l’activité du lieu et nous éloignent de ce qui fait l’intérêt de ces espace de respiration sociale. « Faut-il construire des bâtiments ou des lieux ? », cette question posée effrontément par les architectes français à la Biennale internationale d’architecture de Venise, devrait collectivement nous interpeller. Finalement, qu’est-ce qu’un tiers-lieu, sinon d’abord et avant tout un « mi-lieu », c’est-à-dire un espace physique qui naît de l’interaction entre des êtres vivants faisant l’expérience heureuse et difficile de la cohabitation et de leur interdépendance ?

Publié dans la revue Visions solidaires pour demain, numéro 4

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