Et si avant de mourir, il fallait tuer notre double numérique ?

Novembre, le mois de la fête des morts, notamment ceux qui sont tombés pour ou à cause de leur pays, selon qu’on soit patriote ou pacifiste. Novembre, donc, un mois propice pour aborder un sujet tabou : la mort numérique, c’est-à-dire la mort de notre double numérique consécutivement à la nôtre, ou plutôt le fait que, justement, notre double numérique nous survive.

L’essentiel des articles sur le sujet énumèrent les traces numériques, plus ou moins gênantes, que nous laissons derrière nous, et le mode d’emploi pour les gérer post mortem ou anticiper la situation en rédigeant un testament numérique déterminant ce qu’il doit advenir, par exemple, de nos profils dans les réseaux sociaux.

Sans surprise, un business à fort potentiel se développe autour de la mort numérique. Yahoo, au Japon, commercialise Ending, un service qui gère l’enterrement physique et digital de la personne. Le site laviedapres.com propose un service troublant, celui de préenregistrer des messages à l’attention de nos proches, qui seront envoyés après notre disparition selon un calendrier précis, par exemple à Noël, ou pour un anniversaire… A n’en pas douter, ces nouveaux entrants dans le business de la mort viendront bousculer les pompes funèbres, s’occupant de l’enterrement à la fois des corps et des données, réunissant la mort physique et sa sœur numérique au sein d’une seule et unique expérience.

L’écho de notre mort physique dans le monde numérique pose de nouvelles questions d’ordre juridique : dérèglementation des services mortuaires et des dépositions testamentaires, héritage des données personnelles, etc. Nous avons en effet tous en tête le hoax de Bruce Willis, intentant un procès à Apple parce qu’il ne pouvait pas transmettre sa collection de mp3 à ses enfants. Les données personnelles en tant que patrimoine, voilà un sujet qui devrait inspirer les juristes et les fiscalistes pendant les années à venir.

Passons à présent à des considérations plus philosophiques : la vie après la mort. Selon les promesses du Big data, notre double numérique deviendra tellement dense et collant, telle notre ombre, qu’une intelligence artificielle pourrait un jour reprendre notre vie digitale au moment où aura cessé de battre notre cœur bien réel. Elle pourrait continuer à faire interagir ce « nous hors-sol » avec nos proches encore vivants et avec les intelligences artificielles de ceux qui auront disparu. La grande frustration, c’est que pour ceux qui mourront, ça ne changera pas grand chose : ils resteront hors-jeu.

Mais, il y a une autre option : la cryogénisation. Dans les minutes qui suivent le décès d’un candidat au grand froid, une injection d’antigel est effectuée, suivie d’un plongeon dans de l’azote liquide à -196 °C. Le caisson est ensuite scellé et transféré dans l’une des trois sociétés qui proposent ce service de stockage un peu spécial : Alcor et Cryonics Institute aux Etats-Unis, ou le laboratoire KrioRus en Russie. 300 corps, ou juste les têtes selon les techniques, seraient ainsi conservés en attendant une hypothétique résurrection. 2 000 personnes auraient signé un contrat avec ces sociétés pour un montant pouvant atteindre 200 000 euros. Les candidats à la cryogénisation espèrent que, dans un futur plus ou moins lointain – l’année 2100 promettent certains – nous serons capable redonner la vie à un mort et de contrer la dégénérescence du corps.

Regardons la mort de la mort en face. Aubrey de Grey, informaticien devenu biologiste et apôtre du transhumanisme, l’affirme : « L’homme qui vivra 1 000 ans est né ». Il est convaincu que nous pourrons bientôt réparer nos corps comme on répare une voiture (métaphoriquement bien sûr). Un peu de rouille dans les articulations ? Hop une petite injection de cellule souche. Des artères bouchées ? Hop, de nouvelles artères fraîchement imprimées, etc. Les biotechnologies nous promettent une plus grande qualité et quantité de vie. Mais les chercheurs en la matière ne semblent pas s’intéresser aux conséquences économiques, démographiques, politiques, religieuses, philosophiques de cette révolution… Bref, ils ne semblent pas se soucier du choc que la fin de la mort pourrait provoquer sur l’humanité tout entière et des inégalités qu’elle induirait. Nous pouvions jusqu’ici nous consoler avec cette réalité intangible, celle qui nous mettait in fine sur un pied d’égalité : riches ou pauvres, gentils ou méchants, beaux ou laids, noirs ou blancs, hommes ou femmes, nous mourrons tous un jour… Mais à supposer que cette vérité puisse être contredite, ne soyons pas naïfs : demain, tous n’auront pas les moyens de devenir immortels.

Et en attendant cette hypothétique immortalité, nous serons nombreux, simples mortels de l’ère pré-numérique, à avoir péri. Et nous aurons à choisir entre laisser nos données nous survivre ou faire appel à un Digital Death manager, un métier qui, lui, a de l’avenir, afin de faire le ménage dans nos espaces numériques. Il viendra sonner à notre porte, nos données personnelles encore « sanglantes » sous le bras, et sans un bonjour, il dira : « Victor… Nettoyeur… ».

Publié sur le Digital Society Forum – 12/11/2014