Et si les japonaises se baladaient toujours par trois ?

Le sociologue Dominique Cardon, dans un article à paraître sur le Digital Society Forum, souligne une nouvelle étrangeté dans nos comportements sur les réseaux sociaux : nous procéderions par collection. Les utilisateurs de Tumblr ou Pinterest rassembleraient sur leur page des images qui se ressemblent ; l’ensemble prendrait dès lors la tournure d’une nouvelle manière, collaborative, de naviguer sur Internet. Il y a ceux qui rangent le Web par couleur, disons le vert, par objet, comme les vieux portraits, par ingrédient, ou encore selon toutes les façons de cuisiner les œufs, etc.

Cette drôle de manie structure le quotidien de ces nouveaux collectionneurs. Elle devient pour eux un fil rouge, un lien entre le réel et le virtuel. Chaque objet vert croisé dans la rue ou sur le Web devient par exemple une image à étiqueter et à partager. Dominique Cardon y décèle une proximité avec les protocoles d’art contemporain, et y voit un récit singulier et littéraire de notre quotidien. Certaines collections deviennent de véritables quêtes, parfois très drôles, comme celle de transformer une boutade en théorie planétaire : « les japonaises se baladent toujours par trois ». Bref, tout ceci est un savant mélange, à la fois très ludique et très sérieux.

Mais ce phénomène révèle quelque chose de plus large. Au centre de cette pratique se trouve l’image fixe ; elle s’est en quelque sorte insinuée dans nos conversations, devenant un élément de langage en soi. André Gunthert, intarissable sur ce sujet, étudie cette nouvelle façon de faire conversation, qu’il désigne par l’image conversationnelle.

« Plutôt que des conversations à propos des photos, le Web a favorisé des conversations avec les photos », écrivent Jean-Samuel Beuscart, Dominique Cardon, Nicolas Pissard et Christophe Prieur. Sur Facebook, elles sont de loin les contenus les plus partagés, likés, commentés. Elles sont souvent le point de départ des conversations, mais une image en appelant une autre, elles peuvent aussi devenir une réponse en soi. Selfie contre selfie, photo de weekend au ski contre cliché d’une terrasse de café sous la pluie, nous nous répondons, non plus uniquement en utilisant des mots, mais en témoignant visuellement de notre environnement, de notre humeur, du fil de notre pensée. Plus rapide que l’expression écrite et plus ouverte à l’interprétation, l’image permet à l’autre de voir à travers nos yeux, depuis notre point de vue, tout en le faisant sien. Une forme de communication plus directe. Quelque part, nous nous sommes légèrement rapprochés de ce fantasme télépathique, celui de ne pas avoir besoin de se parler pour se comprendre…

Mais par quel bizarre coup du sort la photo est-elle sortie des albums souvenirs pour venir nourrir ainsi notre expression quotidienne ? Comment sommes-nous passés des photomatons au selfie ? Des soirées diapos au partage en temps réel de nos vacances ? L’essentiel de la réponse se trouve en permanence dans nos mains ou jamais bien loin : le smartphone. Cet objet technologique a permis l’avènement de la photo connectée, et notamment connectée à nos proches via des applications comme Facebook, Viber, Snapchat, etc. Aussitôt prise, aussitôt partagée. Voilà, le point de bascule.

Il y a eu plusieurs étapes, bien sûr. Il a fallu dans un premier temps désacraliser la photo qui était autrefois l’apanage d’artistes et des professionnels de l’image. Quelques points clés de ce long processus vers la pratique amateur : dès 1888, Kodak met sur le marché son premier appareil destiné au grand public ; en 1925 vient le Leica, précurseur des appareils compacts ; en 1948, les premiers instantanés débarquent avec le Polaroid ; puis arrive la couleur, l’autofocus, les programmes auto, les appareils jetables et enfin les boitiers numériques. L’innovation a ainsi été constante pendant plus d’un siècle, mais tout à coup, l’industrie photographique a calé… Ces acteurs n’ont pas compris l’objectif ultime de cette évolution ; ils n’ont pas connecté leurs appareils ou l’ont fait trop tard. Mais cela n’aurait peut-être rien changé, car le smartphone s’avère finalement beaucoup plus adapté à cet usage conversationnel. Et demain, un autre terminal prendra sans doute le relai, peut-être pas les lunettes connectées finalement, mais pourquoi pas des minidrones personnels , qui sait…

En outre, la photo n’est qu’un élément de l’histoire : c’est bien de l’image fixe dont il est question. En effet, lors des premières expériences de tchat sur Internet (IRC, newsgroups, etc.), à la fin des années 1990, sont apparus les smileys, une utilisation détournée et combinée de signes de ponctuation, afin de préciser la tonalité d’une phrase (je souris, je suis triste, etc.). Puis les smileys se sont mués en émoticônes, leur version graphique et parfois animée. Et depuis quelques temps, nous assistons au boom des autocollants sur les réseaux sociaux, une version encore plus élaborée et plus diversifiée de la chose. Autre exemple, le mythique canal IRC « 4Chan », qui a vu l’éclosion du mouvement des Anonymous, est uniquement composé d’échanges d’images, comme si les participants à ce forum cherchaient à créer un langage universel, un nouvel esperanto. S’agit-il de nouveaux hiéroglyphes ?

Steven Spielberg imaginait communiquer avec les extraterrestres en tapotant quelques notes sur un synthé, mais à tout bien réfléchir, nos Rencontres du troisième type, qu’elles soient avec des êtres d’une autre galaxie ou avec les générations futures – qui nous semblent parfois tout aussi éloignés les uns que les autres – pourraient bien requérir le maniement d’un appareil photo ou d’un crayon à dessin…

Publié sur le Digital Society Forum