Et si l’on ne savait quoi penser de cette sacrée Apple Watch ?

« The watch is coming ». Cette phrase élégamment tracée sur le site d’Apple s’évanouit en l’espace d’une seconde, comme un effleurement de la pensée, une mise en appétit. Totalement irrésistible. On frôle le sacré. Mais à quoi s’attendre : à la venue du messie ou de l’apocalypse ? A ce moment précis, deux vieilles dames sonnent à ma porte afin de m’inviter à un événement qui célèbre le retour de Jésus… Simple coïncidence ou signe divin ? Je décide de m’en ouvrir auprès de mon cher Ariel K.

AK : Que l’objet, connecté selon le dogme de l’époque, soit une banane, un radiateur, un yoyo, un dentier ou une montre importe peu ! Dès lors qu’il porte le logo de la pomme croquée, les adeptes s’agenouillent et se pâment devant. Apple trône au firmament de l’Olympe des marques, dieu d’entre les dieux de l’hypercapitalisme. Je n’exagère pas. Dans un film de la BBC, Secrets of Superbrands, un journaliste se rend dans un laboratoire de neurologie avec l’un des fans d’Apple. Là, un professeur ayant étudié par IRM ce qui se cache dans la tête d’une centaine d’adorateurs d’Apple leur explique que les zones du cerveau activées chez eux face à un Mac ou un iPhone sont les mêmes que chez un croyant face à des images religieuses ! Halluciné par sa découverte, le reporter va voir l’évêque de Buckingham, qui lit lui-même la Bible sur son iPad. Pas surpris par cette correspondance divine, l’évêque lui fait remarquer que l’architecture des Apple Stores ressemble à celle des églises. Sols en pierre ou escaliers en verre, tables surélevées, arches imposantes et petits autels sur lesquels sont positionnés les iPad, iPhone, iPod et autres iMac : tout y est conçu pour l’adoration des fidèles. Mon souci, c’est ce que je suis agnostique. Je n’y crois pas, à l’Apple Watch.

CB : La pomme de la tentation… Cette référence biblique à même le logo, je l’ai toujours prise comme une raillerie de la pudibonderie américaine, comme un appel au plaisir. Voir cette pomme croquée dans les mains de certains me réjouit au plus haut point, c’est un peu la revanche d’Eve. Bref, si Apple devait être un dieu, ce serait plutôt un mélange d’Aphrodite et de Dyonisos. Et puis quand on s’appelle Steve Jobs, comme le Livre de Job, qui selon Wikipédia, notre église à tous, s’apparente à une « satire contre un maintien puritain de la religion », on ne peut pas prendre tout cela au premier degré. Les Steve (Jobs et Wozniak) ont dû trouver leur nom de société au beau milieu d’une soirée hippie chargée en LSD. Et puis, peut-on rendre Apple responsable du penchant fanatique et fétichiste d’une partie de l’humanité ? On retrouve les mêmes en plus geek chez son adversaire que tu as toi-même surnommé « Google God ». Alors, halte-là, ce qui mérite notre attention, c’est le produit. Comment ne pas reconnaître qu’une fois encore, Apple a excellé dans son domaine de prédilection : le design. Et cette fois, contrairement à l’iPhone (qui parfois me fait penser aux appartements Ikea : on a tous le même sauf la couleur), l’Apple Watch se décline à l’infini (enfin j’exagère un peu). En tous cas, Apple vient d’entrer sur un nouveau marché : la mode, la mode, la mode !

AK : Mais Apple, depuis quelques années, ne fait plus que ça : de la mode ! Ses fameuses « keynotes », autrement dit les présentations de ses divins produits, sont à la religion du numérique ce que les défilés de mode sont au culte du luxe : des cérémonies où le fashion designer est mis en scène comme un génie tombé du ciel et où les produits ne servent plus qu’à consacrer l’immortalité de la marque. Le show du 9 mars dernier, annonçant qu’après une longue grossesse, l’Apple Watch allait enfin sortir du ventre de la firme, le 24 avril prochain, était un modèle du genre. Le design est magique, cela va de soi, la technologie incroyable, invisible comme toujours. Quant à l’interface de la chose, elle va une fois encore changer notre quotidien, notre façon de voir le monde et de faire (presque) tout. C’est toujours la même litanie. Sauf que là, il y aura aussi l’Apple Watch Edition en or 18 carats avec écran protégé par du cristal de saphir poli, à 17 000 dollars pour son modèle le plus rutilant ! Hier, le peuple qui se voulait branché achetait du Apple pour « penser différemment » – Souviens-toi de son slogan « Think different ». Désormais, il se la procure, soit pour jouer au nouveau riche, soit pour combler sa foi. Ou peut-être pour l’un et l’autre.

CB : Tout ça c’est du marketing, personne n’y croit plus à part Séguéla & Cie ! Au-delà, as-tu repéré quelque chose de nouveau dans le royaume d’Apple ? Moi oui. Contrairement à son habitude hyper pénible de vouloir tout contrôler, par la création d’un écosystème fonctionnant en système fermé et propriétaire, Apple vient de mettre le doigt dans l’open source, via un domaine des plus stratégiques pour la firme de Cupertino : la santé. Les chercheurs et développeurs vont pouvoir contribuer à la plateforme ResearchKit et partager les données et résultats avec la communauté scientifique.

AK : S’il veut recueillir comme Google et consorts toutes nos données les plus intimes, Apple doit montrer patte blanche. Soyons-en sûr : les informations sur notre pouls, notre tension, notre rythme cardiaque, mais également notre penchant à l’alcool et nos petites maladies diverses seront bien conservées dans le ciel des serveurs de la Silicon Valley. Et nous n’aurons plus qu’à régler la note à nos assureurs dopés aux Big data.

CB : Clairement, Apple est un GAFA (du petit nom des quatre géants du numérique Google, Apple, Facebook, Amazon) comme les autres… Et Tim Cook, qui tente de remplacer le défunt pape Steve Jobs, nous donne un avant-goût de la suite : « Elle (l’Apple Watch) n’est pas seulement avec vous, elle est sur vous… ».

AK : Et demain, elle sera « en nous », comme si de rien n’était … J’en ai froid dans le dos. Mais sans doute pas autant que je devrais, car je tape encore mes mots sur le clavier d’un MacBook. Plus terrible : je n’ai toujours pas jeté aux orties mon iPhone 4. Suis-je la preuve vivante qu’il est possible d’utiliser les joyaux d’Apple sans les adorer ? Ou ne suis-je qu’un faux cul, critiquant pour le plaisir ce qu’il aime en secret ? A moins que ce ne soit mon âge, m’empêchant de lâcher mes amours de jeunesse ? C’est grave, docteur ?

CB : Allez, tu connais la réponse ! Et moi, je ne crains rien, je ne porte pas de montre, ça fait des marques. Je préfère les horloges.

Publié sur le Digital Society Forum.

Chrystèle Bazin et Ariel Kyrou