Et si Netflix transformait les créateurs de films et de séries en esclaves de nos caprices ?

« Netflix, ouvre toi ! » Lundi, nous étions nombreux à attendre, fébriles, son lancement en France. Netflix, pour ceux qui auraient mystérieusement réussis à ne pas en entendre parler (soit 76% des français selon Médiamétrie !) est un service Internet de vidéos à la demande sur abonnement qui débarque des Etats-Unis et vient mettre un peu de piment dans le PAF (Paysage audiovisuel français).

Notamment reconnu pour la pertinence de son moteur de recommandation, Netflix compense un catalogue incomplet par une association serrée entre les programmes et les envies de ses abonnés. Les premiers tests sur la plateforme française ne sont pas des plus enthousiasmants, mais les outils de personnalisation sont bien là, simples et précis.

L’engouement pour Netflix tient aussi dans sa production de séries : House of cards, Orange is the new black, Hemlock grove, etc. Et une nouvelle série se profile, très attendue chez nous, car affront suprême, Netflix s’en prend à l’indécrottable Plus belle la vie avec Marseille… Enfin la comparaison s’arrête à la ville… Car il s’agit en vérité d’un thriller politique autour de l’élection du maire : pouvoir, corruption et rédemption. Netflix a visiblement été inspiré par les kalach’ marseillaises et la personnalité singulière de Jean-Claude Gaudin.

Plus globalement, Netflix symbolise la fin de la télévision de flux, celle enfermée dans le téléviseur et dans des grilles de programmes rigides : le même programme pour tout le monde à la même heure. Tout comme la Presse écrite et la radio l’ont vécu avant elle, la télé quitte enfin son port d’attache bien à l’abri, pour aller se noyer dans Internet avec tous les autres.

Les chaînes de télévision devraient dès lors connaître de grandes difficultés pour subsister dans un contexte d’éclatement de l’offre mais aussi d’ultra-personnalisation des contenus et de l’expérience utilisateur.

Allumer TF1, avachis dans le canapé, et voir ce qu’ils nous proposent, n’aura bientôt plus trop de sens, pour peu que cela en ait jamais eu… Nous serons toujours avachis, mais plutôt face à nos écrans mobiles, devenus une télécommande personnelle nous donnant rapidement accès selon nos profils à la dernière série HBO ou à la finale de rugby féminin. Le diffuseur sera au mieux un service de recommandation de contenus, comme Netflix, au pire une obscure brique technique.

Evidemment, la télévision n’a pas attendu Netflix pour entamer sa mue, mais il faut bien dire que l’inertie des acteurs de l’audiovisuel commençait à sérieusement agacer. Il suffit pour s’en rendre compte d’aller sur un des services de vidéos à la demande actuellement disponibles sur les TV pour revivre l’expérience du Minitel des années 1980.

Comme dit le dicton, « nul n’est prophète en son pays », et l’arrivée d’un trublion étranger permet souvent de débloquer des situations verrouillées par des acteurs assis sur leurs privilèges et leurs habitudes.

Mais les résistances à cette bascule de l’audiovisuel sur Internet n’ont pas qu’un arrière-goût de vieux réacs nantis, elles témoignent d’un réel malaise, lié à une incompatibilité structurelle entre le système actuel et celui qui veut prendre sa place.

Le financement de la production audiovisuelle par les diffuseurs, l’exception culturelle française, le système de l’intermittence du spectacle, la chronologie des médias qui régit la vie d’un film de la salle de cinéma à l’écran personnel… tout un arsenal avait été patiemment construit afin, d’un côté de favoriser la diversité de la création, et de l’autre de créer une économie viable. Bien sûr, il y a largement à redire sur son efficacité, mais au moment où il s’apprête à voler en éclat, aucun garde-fou ne semble en mesure de garantir une forme d’équilibre dans le nouvel écosystème.

Et c’est sans surprise que Netflix, comme la majorité des tech companies, s’est installé au Luxembourg, évitant les obligations françaises de production, de diffusion ou de fiscalité.

Autre point préoccupant, pour suggérer les bons programmes aux bonnes personnes Netflix récolte des masses de données personnelles sur nos comportements et les utilise pour produire ses séries. C’est ce qui s’est passé avec House of Cards. Néanmoins Dan Franck, l’auteur de la série Marseille, affirme que Netflix donne toute liberté aux créateurs. Alors, mythe ou réalité ? Ce qui est certain, c’est que Netflix donne corps au fantasme des équipes marketing d’une production sans risque, et à son jumeau, le cauchemar des créateurs d’une production dictée par la demande.

Rassurons-nous (?), Luc Besson l’assurait encore récemment sur France Inter : « On sait toujours pourquoi un film est raté, mais jamais pourquoi il marche », reprenant l’idée, maintes fois vérifiée, que la production audiovisuelle s’inscrit dans une économie de prototype. C’est-à-dire qu’au-delà des règles et recettes toutes faites tels les scénarios en trois actes, il faut chaque fois expérimenter pour ne pas se répéter, et proposer une expérience nouvelle au risque parfois de vivre un Enfer à la Henri-Georges Cluzot.

Publié sur le Digital Society Forum