Et si nos vêtements déshabillaient notre corps ?

L’auto-mesure (quantifed self) a un nouveau jouet : les vêtements connectés. Destinés pour le moment aux sportifs, ils captent nos données vitales, comme le pouls ou la respiration, à même notre peau. Ils peuvent également collecter nos données d’activités, comme la géolocalisation, le nombre de nos pas… Le tout est synchronisé en permanence via le cloud sur des serveurs distants et renvoyé vers des programmes de visualisation sur des applications mobiles.

Ainsi, nos vêtements seront un jour truffés de capteurs, à la fois pour notre confort (textile chauffant, anti-odeur…), pour notre santé (alerte cardiaque…) ou juste pour le plaisir (vêtements lumineux…). Notre garde robe passera son temps à récolter et à échanger des informations, à les partager avec nos proches et moins proches.

Des masses de données alimenteront des projets scientifiques commandés par l’OMS, la campagne des 5 fruits et légumes sera jetée au musée, les conseils seront précis et personnalisés. Nous entrerons dans un monde de prévention et d’injonctions. Nous serons peut-être même sanctionnés si nous ne modifions pas nos comportements identifiés comme néfastes pour notre santé et donc le trou de la sécurité sociale (malus d’assurance, déremboursement partiel de soins…).

Si le recours aux vêtements, dans nos sociétés, est bien plus complexe qu’un simple camouflage du corps, révèlant déjà largement notre personnalité, il est néanmoins curieux de se dire qu’il nous mettra ainsi à nu, qu’il nous trahira. En effet, le vêtement, en devenant une seconde peau électronique que nous ne contrôlerons guère, créera une nouvelle interface entre notre corps intérieur, l’environnement immédiat, mais aussi lointain via le réseau. Ainsi donnera-t-il raison à Henry James qui, il y a un siècle, écrivait déjà que « le moi se compose d’une âme, d’un corps et d’un vêtement ».

Avec cette nouvelle interface, l’ère de la transparence s’attaque donc à une frontière de taille : celle de notre enveloppe charnelle. Voir au travers de la peau ? Nous observer de l’intérieur ? Ce fantasme du monitoring permanent de notre propre corps interroge. Au-delà d’une fascination narcissique et obsessionnellement égocentrique, pensons-nous vraiment pouvoir un jour dialoguer avec notre corps grâce à une représentation statistique de données ? Ou n’est-ce à l’inverse qu’une intelligence artificielle qui dialoguera directement avec notre corps, nous rendant une fois de plus étranger à notre nous biologique.

Cette nouvelle intelligibilité du corps annoncée, même partielle et indirecte, induit aussi une évolution radicale de notre relation aux autres, les données étant mises en réseau et partagées. Nous connaîtrons à distance l’état émotionnel de nos proches, sans leur parler, et nous saurons alors, avant de recevoir le coup de fil redouté, qu’un des nôtres s’est éteint… Nous serons connectés les uns aux autres plus intimement que jamais. Au risque des plus grotesques ou tragiques erreurs d’interprétation… numérique.

Nos vêtements nous rendront-ils si transparents ? Nous mettront-ils vraiment tous à poil comme le font au premier degré les vêtements magnétiques dans Ravage, le roman de Barjavel ? Le manque de fiabilité actuel des capteurs et la capacité relative des algorithmes à décrypter ces données nous laissent encore le temps d’apprendre à nous dérober, à tricher avec notre ombre de vêtement numérique, ou à accepter qu’un jour des explorateurs miniatures entreprennent un fantastic voyage, celui de nous regarder depuis l’intérieur… de notre rétine.

Publié sur le Digital Society Forum