Et si en 2015 on se mobilisait pour nos utopies ?

11 janvier 2013, la communauté Internet est secouée de part en part par l’annonce du suicide d’Aaron Swartz. 11 janvier 2015, exactement deux ans plus tard, une foule immense se rassemble partout en France, mais aussi ailleurs dans le monde. Le lien entre ses deux dates ? Le combat pour la liberté d’expression et d’information.

Il y a trois ans, Swartz, qu’on a surnommé depuis « l’enfant d’Internet », avait mené une bataille acharnée contre les projets de lois anti-piratage et liberticides SOPA et PIPA. Ils n’étaient pourtant, à l’époque, qu’une poignée à s’être levés contre les lobbies de certaines industries culturelles qui avaient réussi à rallier le Congrès américain à leur cause. Mais, avec son énergie, son intelligence et ses mots, Aaron Swartz avait mobilisé une large partie de la population américaine puis embarqué à ses côtés dans son bras de fer Wikipédia, Reddit, Craiglist, Firefox, etc., pour finalement réussir ce qui semblait hors d’atteinte au départ : faire plier le Congrès et enterrer SOPA et PIPA.

Cette action avait notamment mis en évidence la disparition de l’Office of Technology Assessment (OTA), un conseil scientifique indépendant qui était alors financé par le Congrès et qui avait pour mission d’éclairer les élus américains sur les questions technologiques. Et, c’est à Newt Gingrich que l’on devait sa suppression. Si vous avez lu « Aux sources de l’utopie numérique » de Fred Turner, ce nom ne vous est pas inconnu. Selon l’auteur, l’élu républicain se serait appuyé sur les revendications de libertaires des années 1960 convertis aux nouvelles technologies afin de justifier une libéralisation radicale de l’économie américaine. Sauf qu’en supprimant l’OTA, Newt Gingrich a laissé le champ libre aux lobbies – plutôt qu’aux anciens hippies – pour expliquer le monde numérique aux élus…

La ténacité d’Aaron Swartz dans sa lutte pour préserver la liberté sur Internet et pour défendre l’idée d’un intérêt collectif trouve ses racines dans sa rencontre, enfant, avec Tim Berners Lee. L’acte fondateur du « père du Web » n’a cessé de l’inspirer : Tim Berners Lee a distribué gratuitement son invention sans jamais chercher à en tirer un profit personnel, et c’est la raison pour laquelle Internet est aujourd’hui le réseau unifié, propriété de tous, que l’on connaît, et non une mosaïque de réseaux propriétaires.

La trajectoire fugace de Swartz ne semble jamais dévier de l’utopie du partage, du tous ensemble plutôt que du chacun dans son coin. Gamin surdoué, il imagine un Wikipédia cinq ans avant sa création. A 13 ans, il participe à la création des flux RSS – sachant qu’aujourd’hui les Google et autres Facebook empêchent la syndication de contenus en imposant leur propre newsfeed afin de maîtriser l’affichage publicitaire. A 14 ans, il crée avec le juriste Lawrence Lessig la plateforme de la licence Creative Commons. Etudiant, il quitte Stanford pour rejoindre l’équipe qui va lancer Reddit et devient millionnaire à sa revente à Condé Nast, l’éditeur de Wired, The New Yorker, etc. Une success story à l’américaine, comme celles de Bill Gates ou de Mark Zuckerberg ? Oui, mais la suite diffère… Rejetant totalement le monde formaté de l’entreprise et insensible à l’appât du gain, Swartz quitte Condé Nast afin de poursuivre son combat pour un libre accès aux données publiques et un partage universel des connaissances. Dans sa lutte, il y aura SOPA, mais il y aura aussi JSTOR, affaire dont la pression judiciaire le conduira au suicide – et qui était liée au téléchargement d’un grand nombre d’articles de ce système d’archivage de publications universitaires et scientifiques.

L’accusation du procureur s’est essentiellement appuyée sur le Computer Fraud and Abuse Act (CFAA), qui fut adopté en 1986, ironiquement l’année de naissance de Swartz. Cette loi, utilisée contre les hackers et les lanceurs d’alerte, autorise une interprétation très large de la délinquance numérique (ouvrir un compte Facebook à 11 ans en déclarant en avoir 13 serait par exemple condamnable) et permet des sentences de prison ferme. Barrett Brown, un journaliste américain, encourt actuellement jusqu’à 105 années de prison pour avoir notamment partagé des documents secrets dérobés par les Anonymous – ces mêmes Anonymous qui, depuis le massacre de Charlie Hebdo, s’attaquent aux djhadistes de la Toile au nom de la liberté de l’information. Le combat pour réformer le CFAA est toujours d’actualité aux Etats-Unis.

Demandons-nous ce qu’aurait fait Aaron Swartz aujourd’hui. Il se serait, bien sûr, mobilisé à corps et à cri ce 11 janvier 2015. Il aurait aussi apporté son soutien indéfectible à la liberté d’expression sur la Toile, à une plus équitable propriété des données personnelles, et il aurait dénoncé les dérives du tracking publicitaire mais aussi de la surveillance sécuritaire sur Internet… Il aurait continué à mettre ses talents techniques et politiques au service d’un intérêt collectif en cohérence avec ses convictions, sans jamais craindre un trop plein de liberté, sans jamais céder à l’angoisse qui s’insinue sournoisement et peut nous conduire, au nom de la sécurité contre le terrorisme, à tuer cette liberté d’expression pour laquelle nous nous sommes pourtant unanimement levés, ce 11 janvier 2015. Veillons à ne pas oublier les Captain America, de Peter Fonda dans Easy Rider à Aaron Swartz sur le Net, acteurs et symboles d’une utopie aussi fragile que belle et terriblement concrète, qui coure des motos des hippies au silicium des geeks, en passant par les crayons de Charb, Cabu, Honoré, Wolinski, Tignous et tous ceux qui prennent leur relais.

Publié sur le Digital Society Forum – 14/01/2015