Les plates-formes numériques, nouveaux patrons d’une société sans salariés ?
L’observation des travailleurs numériques indépendants pourrait donner un aperçu de la société sans salariés anticipée par certains chercheurs.Dans un monde de travailleurs indépendants, le lien de subordination caractéristique du salariat devrait se muer en relation fournisseur/client, avec deux dérives connues : dépendance économique d’un travailleur envers un client ou, dans une moindre mesure, l’inverse si le travailleur détient un savoir stratégique. De fait, il émerge une autre forme de subordination faisant apparaître un troisième acteur et générant de nouveaux conflits.
Le chef automate et la révolte sourde des indépendants
Dans sa première version, Taskrabbit, qui orchestre un marché des « petits boulots » (tailler une haie, nourrir un chien), laissait aux indépendants inscrits sur le site la liberté de répondre aux annonces via un système d’enchères. Cependant, en 2014, un algorithme s’est mis à matcher automatiquement les profils avec les tâches, obligeant les « taskers » à fixer à l’avance leur taux horaire.
Une vague de mécontentement a alors gagné ces derniers. Le site Venture Beat et le San Francisco Chronicle ont relayé leur fronde : « Nous sommes les employés. Nous faisons tourner leur entreprise ; sans nous, ils ne sont qu’une application vide sur un téléphone. Je ne comprends pas pourquoi ils ne nous écoutent pas » ; « Avec le système d’enchères, je pouvais trouver des jobs qui m’intéressaient, acquérir de nouvelles compétences. Maintenant je n’ai aucune maîtrise sur ce qu’on va me proposer. »
Ainsi, de nouveaux espaces de conflictualité apparaissent dans l’interaction même avec la plate-forme numérique, avec peu de possibilités de contestation pour les travailleurs hormis le fait de se désinscrire. En outre, la mobilisation collective s’avère difficile étant donné l’éclatement géographique des travailleurs, d’autant que la communication et la coopération entre eux sont rarement facilitées par les plate-formes. Cependant, elle n’est pas impossible ; dans le cas de TaskRabbit, elle a été concluante, les « taskers » ayant obtenu le droit, en marge de l’algorithme, de se porter candidats à des offres de leur choix.
Si officiellement les places de marché numériques, comme TaskRabbit ou Uber, se dédouanent de toutes responsabilités afférentes à un employeur ou à un partenaire d’affaires, dans les faits, elles jouent pourtant une partie du rôle d’une direction des ressources humaines et/ou commerciales : recrutement et vérification des compétences, staffing, versement des rémunérations, déréférencement (l’équivalent numérique du licenciement), gestion d’une partie de la relation client (litiges, remises commerciales…), etc.
Foucault avait-il vu juste ?
Pour affirmer une position de simple outil d’intermédiation, les plates-formes ont délégué aux clients le suivi des missions en proposant des dispositifs numériques de contrôle. Ainsi, UpWork, site référençant des indépendants, a mis en place le logiciel « Work Diary », qui permet aux clients de suivre à distance et en temps réel le travail de la personne missionnée : capture d’écran de l’ordinateur du travailleur toutes les dix minutes, enregistrement du rythme de frappe sur le clavier ou de l’utilisation de la souris, etc. Le travailleur peut certes refuser une capture d’écran, mais, en contrepartie, il verra son temps de travail rémunéré réduit de dix minutes. Sa condition se rapproche un peu de celle du détenu décrite par Michel Foucault dans Surveiller et punir : « Il est vu, mais il ne voit pas. Il est objet d’une information, jamais sujet d’une communication », le client devenant par analogie le gardien de prison.
Cette surveillance continue influence le comportement des indépendants, les amenant à une forme « d’auto-exploitation ». Par exemple : ne pas compter les quinze premières minutes de travail, ce temps étant souvent peu « productif » selon les critères d’UpWork, et risquant de faire baisser l’indicateur de performance, crucial pour décrocher des missions ; ou, pour les mêmes raisons, décompter les temps de relecture ou de travail hors ligne. Ces outils de surveillance numérique posent ainsi la question de la prise en compte du travail dans sa globalité et non uniquement celle qu’un programme parvient à mesurer. Faudrait-il surfacturer le temps de travail en ligne ? Cela paraît peu probable, étant donné la mise en concurrence permanente et mondiale des travailleurs. Intégrer plus d’indicateurs ? Ce serait renforcer encore l’arsenal de surveillance…
Vers des plates-formes coopératives et un possible come back syndical ?
Trebor Scholz, à qui l’on doit le concept de « Digital Labor », apporte un début de réponse avec le « coopérativisme de plate-forme », illustré par des services comme LaZooz ou Fairmondo, des équivalents de Uber et Ebay, mais fonctionnant sous la forme de coopératives, c’est-à-dire des entreprises créées et gérées par les travailleurs eux-mêmes. La logique intrinsèque de ces structures tend alors à assurer la pérennité de la communauté et non à exacerber la mise en concurrence de ses membres ou à permettre à un tiers (les plates-formes) d’en tirer l’essentiel des profits.
En attendant l’éventuel succès de ce « coopérativisme de plate-forme », la résistance s’organise. Certains syndicats y voient même une opportunité de se refaire une santé. À l’instar d’IG-Metal qui a lancé FairCrowdwork, un site internet destiné à défendre les intérêts des crowdworkers. De même, de nouvelles organisations apparaissent en dehors du terreau syndical, comme WeAreDynamo, regroupant plusieurs centaines de « Turkers » (les travailleurs de Mechanical Turk d’Amazon) ou encore Peers, un centre de ressources et d’aide pour les travailleurs de l’économie collaborative.
Dans les conditions générales de TaskRabbit, travailleurs et clients sont désignées par un seul terme : « utilisateur ». La frontière entre les deux est en effet devenue floue dans l’économie collaborative. Un atelier mené par la FING et Oui Share avait d’ailleurs esquissé une union des utilisateurs des plates-formes numériques. Finalement, pourquoi ne pas inclure les « clients » dans les plates-formes collaboratives prônées par Trevor Scholz ? Cela pourrait éviter la prédation d’intermédiaires comme TaskRabbit, Uber ou UpWork. De plus, une telle forme de collaboration pourrait se révéler plus équitable en représentant l’intérêt durable de l’ensemble de l’écosystème, et non celui d’un seul côté d’une place de marché devenue triangulaire.