Et si la ville se réveillait plus solidaire ?

La vieille ville industrielle semble vivre ses dernières années, laissant un héritage écologique et social douloureux. De nouveaux modèles urbains émergent ; sauront-ils créer un nouvel imaginaire de la ville, aidant les générations futures à construire un monde plus solidaire ?
Pendant plus d’un siècle, New York a été l’archétype de la ville, qui ne dort jamais et où tout est possible. Même le plus démuni pouvait s’y réveiller un jour « King of the hill » chantait Sinatra. Ce fantasme de la « ville spéculative (1) » cachait cependant un revers de médaille : celui d’une fourmilière d’individus agités, sous pression, d’une foule compacte d’anonymes, souffrant de solitude malgré cette promiscuité des corps. Des corps hors-sol, dans une ville bétonnée jusqu’aux racines. Entre la Manhattan de Woody Allen et la Metropolis de Fritz Lang, initiatique, émancipatrice, mais aussi mécanique et dure, elle fut le symbole de la puissance et de l’effervescence d’une société industrielle, aujourd’hui à bout de souffle.

Nous vivons dans les ruines de cette « ville spéculative », mesurant âprement son échec au nombre de personnes croisées dans les rues, enroulés dans un duvet crasseux, au seuil d’un immeuble cossu, mais aussi au nombre de dépressions, de maladies respiratoires et cardiovasculaires, de kilomètres d’embouteillage, de mains courantes, etc. La Ville des constructions vertigineuses, de la consommation et de la croissance infinies n’a pas survécu au passage de l’an 2000, aux crises économiques en série et à la catastrophe écologique annoncée.

De ses cendres naissent deux imaginaires : la « ville intelligente », une évolution du modèle précédent, façonnée et optimisée par la technologie ; et la « ville des communs », issue des mouvements citoyens, construite à tâtons, de façon collaborative, dans une économie de moyens. L’une des deux résoudra peut-être l’équation sociale et environnementale laissée comme un cadeau empoisonné par « la ville spéculative », à moins que ce ne soit des modèles urbains venus d’ailleurs, comme la « ville inclusive » qui y parviendront.

La « ville intelligente »

Automatisée et ultra connectée, la ville intelligente promet d’être globalement plus efficace : mobilité, santé, travail, action sociale, etc. Dans cette utopie urbaine, les algorithmes anticipent et régulent au mieux tous les besoins de la ville et de ses habitants. En s’adaptant à chacun, elle trouve des solutions hier inaccessibles aux politiques publiques. Une personne handicapée peut y être guidée par une application, accédant au parcours le plus adapté, en fonction de l‘état de la voirie, des ascenseurs en panne, etc. Les véhicules partagés permettent aux plus pauvres de circuler dans la ville librement et à moindre coût. Les personnes âgées vieillissent chez elles jusqu’au bout, grâce à des capteurs de signes vitaux, à des outils de suivi médical à distance, ou encore à l’organisation de réseaux d’aides à la personne dans le voisinage. C’est le système d’information, collectant les données et reliant l’offre et la demande en temps réel, ainsi que les services qui peuvent s’y greffer, qui rendent possible cette mutualisation des moyens et qui ouvrent de nouvelles possibilités pour aider les populations en difficulté.

Cependant, pour y parvenir, la ville doit devenir transparente, recueillir la plus infime de nos données personnelles, afin que tout y soit mesurable en permanence. Il faut des capteurs partout : dans les vêtements, sous les chaussures, sous la peau, dans l’estomac, dans le mobilier urbain, sous la chaussée, dans l’air même, en suspension, de la taille d’une poussière. En outre, si les algorithmes cherchent au départ à anticiper les comportements individuels, ils finissent inéluctablement par les orienter, les enfermant dans un ensemble de possibles, dans une répétition de l’existant (2). Car, afin d’être efficace et durable, la ville se doit d’être prédictible.

Bienvenue à Gattaca, The Truman Show, Minority Report, Matrix : autant de films qui ont mis en scène cette ville technologique à tendance hygiéniste et liberticide. L’obsession du contrôle et la confusion entre « efficacité » et « mieux » pourraient conduire la ville intelligente dans une impasse. Par exemple, la nature n’est acceptée dans cette ville que si elle est domestiquée et utile : lutter contre la pollution, favoriser des circuits courts alimentaires, etc. La nature sauvage, celle qui s’installe spontanément, à la faveur d’une fissure, d’un terrain vague, d’un dessous de pont, y est perçue comme dangereuse et inlassablement combattue. Elle est pourtant indispensable à la reproduction d’une biodiversité résiliente et est souvent le refuge des exclus (3). En effet, aussi intelligente soit-elle, la ville aura aussi ses laissés-pour-compte, refusant d’être transparents, ne pouvant payer ou contribuer. Car la ville intelligente est chère à produire. Panasonic, qui a fondé, ex-nihilo, une ville intelligente au Sud de Tokyo, est en train d’en faire l’amère expérience, tout comme les Émirats arabes unis et Masdar, ville-oasis écoresponsable qui reste aussi déserte que le désert duquel on l’a extraite. Aussi intelligente fut-elle, cette vision de la ville reste encore le fantasme de nouveaux édiles, faiseurs de ville, du haut d’une tour d’ivoire, fut-elle une ferme urbaine. Il manque un ingrédient essentiel à leur recette : les gens… Des gens qui se demandent peut-être si ces villes conçues par des groupes d’industriels ou des grandes fortunes ne risquent pas de ressembler à des entreprises dont on pourrait exiger une rentabilité et être à tout moment congédié à la faveur d’une revente, d’une délocalisation ou d’une fermeture…

La « ville des communs »

Depuis la crise économique de 2008, révélant le recul des États au profit d’un marché financier mondialisé, les citoyens des villes occidentales semblent avoir décidé de réagir et d’agir, en particulier, à une échelle qu’ils maîtrisent bien : celle de leur ville ou de leur commune. À Todmorden, une ville britannique touchée par la crise industrielle, les Incroyables Comestibles plantent des fruits et légumes, sur les bords de routes, les terrains vagues, les toits, etc., permettant aux habitants, pour la plupart sans ressource, de se nourrir convenablement. La commune de Saillans, en France, a, elle, élu une liste collective aux dernières municipales, expérimentant depuis des outils et méthodes de décisions impliquant tous les habitants. La ville collaborative émerge ainsi, petit à petit, à travers de multiples micro-initiatives qui forment un maillage de pratiques, concrétisant la reconnaissance d’un droit donné aux citoyens de participer à la création de l’infrastructure de leur ville (4), de la co-construire, à l’image de Madrid.

Au début du siècle, la capitale espagnole s’est mise à construire de façon excessive : aéroports, centres commerciaux, quartiers d’affaires, etc., provoquant en 2008, l’effondrement du marché immobilier, les grues et autres engins de chantier s’arrêtant net, laissant inachevés des pans entiers de la ville. Le 15 mai 2011, au cri de « ¡Democracia Real Ya! (5) », le réveil des citoyens a sonné. Dans la dynamique de ce mouvement et à l’aide de collectifs d’architectes-urbanistes engagés, ces espaces laissés vacants ont été occupés et gérés de façon collaborative, devenant des « laboratoires citoyens ». Il existe aujourd’hui une vingtaine de ces espaces autogérés, qui répondent à des besoins concrets : garde d’enfants, formation, accès à la culture, à l’alimentation, etc.

De cette expérience surgit un nouveau modèle de ville, fondé sur la nécessité des communs urbains, ces espaces collectifs, hors de la sphère marchande, dont la gestion est confiée aux citoyens eux-mêmes, des espaces de « libre-faire », d’expérimentation et de partage des savoirs. Ces lieux sont devenus de véritables écoles du vivre ensemble, tissant des liens de solidarité entre voisins, renouant le dialogue entre les individus. Il ne s’agit plus de cohabiter dans une ville, mais de « covivre », « cofabriquer », « codécider ».

Cette belle idée de la ville des communs a été conceptualisée par de nombreux chercheurs et le fait qu’elle commence à exister concrètement à Madrid, donne l’espoir de voir d’autres villes s’y convertir. Néanmoins, elle nécessite des changements profonds dans les mentalités et les modes d’organisation. Élus, urbanistes, architectes, juristes, techniciens, etc., doivent y repenser leur place. Au lieu d’être en amont de la fabrication de la ville, tels des joueurs de Sim City (6), il leur faudrait œuvrer le long du processus de production de ces biens communs matériels et immatériels, sans en être les initiateurs. En outre, l’avènement de la ville des communs se heurte à de violents conflits d’intérêts, au regard du principe de propriété privée ou de l’intérêt économique des entreprises. Enfin, cette idée de la ville collaborative peine à séduire les citoyens au-delà des réseaux de l’économie sociale et solidaire et de l’éducation populaire. La ville des communs défend l’idée d’une démocratie participative, c’est une lutte politique, une vision à long terme d’une société très différente d’aujourd’hui, dans laquelle il n’est pas si simple de se projeter et à laquelle il n’est pas si évident de croire, étant donné le contexte général de peur du changement et de repli sur soi.

En 2050, nous serons 5 milliards d’humains à vivre en milieu urbain, majoritairement dans les villes du Sud, dont 3 milliards dans des immenses bidonvilles (7). Ce n’est sans doute pas à New York, Madrid ou Paris, mais plutôt à Dehli, à Shanghai, ou à Dacca au Bangladesh, dont la population double en une génération, que la ville n’aura d’autre choix que de se réinventer pour ne pas finir étouffée par la pauvreté, ravagée par les épidémies et l’insécurité.

Demain la « ville inclusive » ?

La pression démographique dans les grandes villes d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique, laisse peu de place et de temps à la construction technique et politique d’un nouveau modèle urbain. Le changement se passe de façon plus pragmatique, non pas dans l’aspiration à un « bien vivre ensemble », mais dans la réalité immédiate d’un « survivre ensemble ». Livrés majoritairement à eux-mêmes, les habitants de ces mégalopoles remettent alors le bon sens, l’entraide et l’expérimentation au cœur des pratiques pour tenter d’améliorer la vie et l’environnement dans leurs communautés.

Certes, l’évolution de ces villes passent beaucoup par l’intervention d’une partie de la population aisée et éduquée, restant proche d’un modèle philanthropique à l’occidental. Ainsi, le Docteur Pathak, Brahmane, la caste la plus haute en Inde, en s’intéressant au sort des intouchables, fait progresser le pays tout entier sur les questions d’hygiène et de qualité d’eau et donc sur des enjeux globaux de santé publique et d’écologie. Au Brésil, même constat : conscients de l’impasse de « l’apartheid social », de cette « ville socialement séparée » qu’a dénoncé l’écrivain brésilien Zuenir Ventura, les classes plus aisées multiplient les « occupations citoyennes » dans les favelas : création d’écoles, de systèmes de retraitement de déchets, de services de soins, etc (8).

Malgré les bénéfices de telles actions sociales venant des classes privilégiées, ils sont nombreux à prendre conscience de l’obsolescence d’une approche paternaliste de la philanthropie. Les populations aidées veulent parler de leur propre voix, sans intermédiaire, elles veulent être à l’origine des initiatives et non en être uniquement les destinataires. Dans cet esprit, Nonhalha Joye, une Sud-Africaine dans un quartier pauvre de Durban, a mis au point une méthode de culture biologique simple, économique et efficace qu’elle a partagée avec d’autres femmes de la communauté noire de son township. Elles se sont regroupées en coopérative, mutualisant l’achat des semences et leur production, afin d’accéder aux circuits d’approvisionnement des écoles, hôpitaux et prisons de la ville.

Une nouvelle dynamique semble ainsi en marche, s’appuyant sur un nécessaire rééquilibrage social, misant sur les capacités d’apprendre et de faire des plus démunis, ainsi que sur le refus du mode de vie occidental construit sur une société industrielle trop polluante à tous égards. À n’en pas douter, l’avenir de l’humanité dépend bien plus de ces gigantesques concentrations humaines que de New York, Paris, Londres ou Madrid. Ces cités de la débrouille organisée, mêlant les générations et les populations, démunies ou non, dans un même élan créatif, insuffleront peut-être un autre modèle urbain, celui d’une « mega ville inclusive », un nouvel imaginaire de la ville, plus solidaire, qui pourrait faire rêver les futures générations de cinéastes.

 

1. Shin Hyun Bang, « Contesting Speculative Urbanisation and Strategising Discontents », City: Analysis of Urban Trends, Culture, Theory, Policy, Action, vol. 18, n° 4-5, 2014.
2. Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ?, La Républiques des idées, Seuil.
3. Jean-Pierre Levy et Isabelle Hajek, « La nature urbaine, une utopie paradoxale », Futuribles n°414, septembre-octobre 2016.
4. Voir « Raphaël Besson, la cité en chantier », interview vidéo dans Solidarum.
5. « La vraie démocratie, maintenant ! », slogan des « Indignés » espagnols.
6. Jeu vidéo édité par Maxis dans les années 1990 dont l’objectif était de gérer une ville et ses habitants.
7. Morgan Pouzilac, « La ville prototypale », Futuribles n°414, septembre-octobre 2016.
8. L’interview de Zuenir Ventura, comme beaucoup de sujets de reportages accessibles des dossiers de la base Solidarum, « Dans les favelas de Rio » et « Citoyens sénégalais » dessinent l’ébauche de pistes pour cette « ville inclusive » du Sud.

 

Publié dans la revue Visions Solidaires pour Demain #1 en décembre 2016