Et si on notait les médecins comme on note les chauffeurs Uber ?

Et si on donnait des étoiles aux hôpitaux comme on en met aux hôtels, aux restaurants, aux chauffeurs Uber, aux machines à laver, etc. ? On pourrait publier des photos de nos plateaux repas, de l’état de la chambre, publier les temps d’attente aux urgences, etc. Pourquoi finalement le domaine des soins serait-il épargné par le mouvement de notation, de transparence et de construction de la confiance porté par les plateformes collaboratives ?

Sauf que cette proposition de noter les médecins crée en nous un sentiment de gêne. Pourquoi cela semble-t-il déplacé, comme ça l’est également pour un professeur ou pour un prêtre ? Est-ce l’autorité qu’ils incarnent (ou qu’ils ont longtemps incarnée) qui retient notre clic et nous intime un silence respectueux ? Est-ce juste ingrat de juger quelqu’un ou quelque organisation qui vous soigne, vous éduque ou vous confesse ? Sans doute, mais lire les avis d’anciens patients, élèves ou paroissiens pourrait nous rassurer avant de livrer notre santé, notre cerveau ou notre esprit à un tiers, et pourrait orienter notre choix selon nos attentes : compétence, méthode, relationnel, ouverture d’esprit, etc. Dans le cas des médecins, trouver un psychiatre ou un gynécologue avec lequel on se sentirait à l’aise serait peut-être moins laborieux, et on s’éviterait certaines consultations malencontreuses. A ce sujet, en 2014, un collectif féministe a lancé, gyn&co , une liste blanche collaborative des gynécologues qui respectent les lesbiennes, les bisexuelles et les personnes trans’. En 2015, suite à une expérience personnelle, Loïc Raynal, un ancien manager d’EDF, a créé le site Hospitalidée , sur lequel les patients peuvent noter et partager leur vécu dans les hôpitaux et les cliniques françaises. Le site Scope Santé , créé par la Haute Autorité de Santé, permet quant à lui depuis 2016 de consulter des résultats des études qualité menées dans les hôpitaux. Il devient par exemple possible de visualiser sur une carte les maternités autour de chez soi et de voir rapidement celles qui sont considérées les plus sûres, les mieux appréciées des patients, etc.

Ainsi, petit à petit, le milieu médical s’ouvre à l’évaluation et aux commentaires, mais pas vraiment de son plein gré, comme le souligne, le docteur François Blot, chef du service réanimation de l’Institut Gustave Roussy. Il y décèle une crainte des médecins de se sentir injustement jugés, alors que leur action est par définition louable (sauver des vies). En outre, la santé est un sujet émotionnel, sur lequel il est difficile de garder raison. Libérer l’expression publique pourrait engendrer des attaques personnelles, dont il convient effectivement de protéger les soignants, pour les réserver, au besoin, au seul domaine judiciaire. « Plusieurs études montrent qu’un médecin en consultation interrompt son patient au bout d’une vingtaine de secondes et l’interrompt à nouveau au bout de quelques secondes. Pourquoi on n’écoute pas ?, s’interroge le docteur François Blot, Parce qu’on a besoin très rapidement de reprendre le contrôle. Et quoi de plus efficace que de rester l’unique sachant, de mettre à distance les préoccupations et inquiétudes des malades ? Ainsi on se retrouve à expliquer dans le détail un traitement contre le diabète à un patient, quand l’unique question de celui-ci, à ce moment-là, est de savoir s’il pourra rentrer chez lui au bout de deux jours pour nourrir son chat ».

Chaque ouverture de la boite noire médicale semble mettre les médecins sur le qui-vive, à l’image des réactions d’internes en médecine et de jeunes médecins à la sortie d’Hospitalidée : « Un TripAdvisor des services hospitaliers ? Mmmhhhh … La nouvelle me laisse perplexe. Finalement c’est une suite logique des choses : la médecine est devenue un produit de consommation, les patients se croient à l’hôtel lorsqu’ils sont hospitalisés (« Non j’aimerais plutôt aller au scanner après ma série TV » ou « Pas l’opération de l’appendicite maintenant, je chante ce soir à un concert ! »)… ». Certes, une évaluation des services de soin demanderait un minimum d’accompagnement et de concertation pour ne pas tomber dans le « j’aime / j’aime pas » peu constructif, qui risquerait de conduire aux dérives que l’on connaît sur Tripadvisor : subjectivité des commentaires, faux commentaires positifs ou négatifs, biais des politiques commerciales de la plateforme, etc. C’est pourquoi, le docteur François Blot défend un modèle hybride d’évaluation : des questionnaires co-construits avec les comités ou les associations de patients. Ainsi, les patients peuvent juger ce qu’il leur semble important. Nous pourrions ainsi sortir d’une mesure centrée sur la vision des soignants et sur les soins, pour inclure le point de vue du malade, par exemple l’impact d’un traitement sur son mode de vie et les conséquences de ce changement.

En plus des soins, les patients pourraient évaluer les produits de santé, comme les kits de diabète ou encore les poches d’Urostomie. « Qui mieux qu’un malade peut juger de l’efficacité de ce genre de produits ?, observe le docteur François Blot. C’est lui qui l’utilise, pas nous. ». « Nous sommes des vivrologues, confirme Frédéric Lert, président de [im]patients chroniques et associés, un groupement d’associations de malades chroniques, nous vivons avec la maladie au quotidien », et à ce titre les patients développent indubitablement une expertise d’usage . Aussi, Frédéric Lert souhaiterait que les associations de patients soient associées aux décisions de remboursement de tel ou tel produit, afin de concentrer la sécurité sociale sur des produits jugés efficaces, par les professionnels mais aussi par les malades. Par exemple, explique-t-il, le modèle de poche d’urostomie pris en charge par la Sécurité sociale est peu pratique et cinq fois plus cher que celui plébiscité par les patients, qui, lui, n’est pas remboursé. On peut, cependant, s’attendre à ce qu’une fois remboursé, ce dernier voit son prix monter en flèche… Il faudrait donc prendre en compte les effets rebonds d’une telle coévaluation, mais cela ne contredit en rien la pertinence de celle-ci.

Finalement, si l’on veut vraiment changer le milieu médical en profondeur afin de le rendre plus ouvert, plus collaboratif, il faudrait s’attaquer aux racines du mal : la formation et donc l’évaluation des étudiants en médecine. C’est ce à quoi travaillent Olivia Gross et son Laboratoire Éducations et Pratiques de Santé (LEPS) de l’Université Paris 13. En effet, en intégrant des patients, issus du milieu associatif, dans le cursus de médecine générale à la fac de Bobigny, Olivia Gross espère faire intégrer la perspective des patients dans la pratique médicale. Ces patients-profs interviennent dans 90% des cours et enseignent la qualité des soins tels que les patients la perçoivent, démontrent l’intérêt d’informer correctement les malades et d’associer les savoirs des patients et la connaissance médicale. Il s’agit aussi de déconstruire la carapace des praticiens qui les protège de la dimension émotionnelle de leur métier, mais qui réduit l’empathie au point souvent de ne plus percevoir l’importance de la dimension humaine dans le soin. Il s’agit de les aider à trouver une juste distance à travers des mises en situation et un dialogue avec les patients-enseignants. Ces patients-profs faisant partie du jury d’évaluation des internes, on peut espérer une vraie considération de leur apport pédagogique. L’expérimentation à Bobigny est d’ailleurs en train de convaincre d’autres facultés.

Certes, individuellement nous connaissons tous des médecins qui soignent des personnes et non des techniciens qui éradiquent des maladies. Certes, les médecins ne sont pas infaillibles et les malades ne sont pas exempts de critiques. Mais intégrer les patients dans les processus de décision liés à leur santé semble néanmoins une demande qu’il n’est plus possible d’ignorer, d’autant que les dynamiques du monde numérique qui influent sur le système de santé , comme sur l’ensemble de la société, vont dans ce sens. Accepter une évaluation par les patients marquerait un pas vers une médecine plus inclusive, plus ouverte. Espérons que demain, Nanni Moretti, au lieu de l’écrire dans son journal intime, pourra expliquer l’ensemble de ses symptômes à un médecin, sans être interrompu et sans voir ce-dernier dégainer son carnet d’ordonnances au bout de 20 secondes…

Publié sur le Digital Society Forum le 11/10/2017