De l’intérêt général au bien commun ?

L’entrée d’un nouveau mot dans le langage courant ou sa substitution par un autre révèle parfois de grandes évolutions de société. Que pourrait-on dès lors conclure du glissement sémantique de « général » vers « commun », notamment dans « intérêt général » versus « bien commun » ? Et par ricochet, ce changement de vocabulaire viendrait-il attester d’une nouvelle conception de la solidarité impliquant plus fortement les citoyens ?

« L’intérêt général serait le bien du prince, dans le sens où il est de sa responsabilité, et vise les biens publics et les règles générales de la cité. C’est l’exemple classique du service public à la française dont la mission d’intérêt général est définie par la loi. Le bien commun, lui, implique plus que le respect de la loi, comme exprimant l’intérêt général. Il nécessite un engagement de chacun comme condition de fonctionnement de la règle. Le bien commun n’est pas une norme ; il n’est pas défini par convention ; mais il existe cependant comme objet d’une discussion entre personnes responsables. », explique Alain Giffard[1], directeur du Groupement d’intérêt scientifique culture-médias et numérique

Le glissement sémantique du « général » vers le « commun » pourrait dès lors témoigner d’un désir de rééquilibrer le rapport de force entre individus et État. Les individus chercheraient à reprendre une part de contrôle dans les mécanismes de gestion de la vie en société. Être citoyen signifierait moins respecter ses devoirs en échange de la garantie de ses droits, que participer à la société, y apporter son intelligence, son temps, ses compétences, tout en pouvant décider de la nature de sa contribution.

L’essor de l’économie collaborative, de l’auto-entreprise mais aussi des mouvements citoyens (MaVoix, NuitDebout, Podemos, Occupy Wall Street, etc.) témoigne d’une défiance grandissante vis-à-vis des institutions de l’État et marque une évolution vers une société plus horizontale. De la légitimité des « pères », nous assistons à l’émergence d’une légitimité des « pairs »[2], préférant un bien commun établi ensemble – mais quel « ensemble » ? – auquel on adhérerait pour s’enrichir des uns et des autres, à un intérêt général abstrait imposé par le haut, tel un ordre moral auquel on ne pourrait rien changer, rien apporter et auquel il faudrait se soumettre. Mais encore faudrait-il s’entendre sur le sens de ce que chacun entend par « intérêt général »…

L’intérêt général à double sens

Outre-Atlantique et outre-Manche, l’intérêt général résulte, en effet, de la somme des intérêts de chacun. Cette vision dite anglo-saxonne porte la marque des idées libérales initiées par les Lumières en Europe au XVIIIe siècle et qui s’est diffusée jusqu’à devenir depuis le XXe siècle la logique économique dominante : libre circulation des personnes et des marchandises, libre concurrence, etc. L’état d’esprit libéral (liberté individuelle) ne s’est pas cantonné aux échanges économiques ; il a aussi infusé la société, donnant lieu au courant libertaire (souveraineté de l’individu) : libre expression, auto-détermination, auto-organisation, etc. L’association des deux – économiquement libéral et socialement libertaire – a donné naissance au libertarisme, influent dans la Silicon Valley et à San Francisco, berceau des grandes entreprises numériques comme Google ou Facebook. Dans l’idéologie libertarienne, la société s’autorégule, par l’action parallèle des individus qui la composent, sans nécessité de lui imprimer une direction a priori. Il y aurait une sorte d’ordre spontané de l’humanité qui agirait dans le sens de son auto-préservation.

Au contraire, dans une conception républicaine à la française, l’intérêt général se comprend comme une finalité qui dépasse la somme des intérêts individuels. Il incarne une destinée collective, plus ambitieuse que les seules vies des individus mises bout à bout, à laquelle chacun est sensé se soumettre afin de pouvoir bien vivre ensemble. La puissance publique s’est progressivement affirmée comme la garante ainsi que la conceptrice de cet intérêt supérieur, sachant en théorie mieux que quiconque ce qui conviendrait à tous et se méfiant du désir individuel qu’il conviendrait d’encadrer voire de réfréner.

Cette guerre de sens révèle deux visions radicalement différentes du « vivre ensemble ». Du côté « anglo-saxon », c’est l’addition des individus mis bout à bout qui fait société, alors que du côté « français », c’est la société qui façonne les vies individuelles : une vision libertarienne en bottom up face à une vision paternaliste en top down. Les deux courants s’opposent sur la perception des rapports de pouvoir. La tradition jacobine justifie par un déséquilibre initial l’ingérence dans la vie des individus et des organisations ; tandis que le libertarisme, lui, refuse tout interventionnisme, pariant sur un équilibre naturel a posteriori qui sera toujours plus juste qu’un équilibre artificiel défini a priori. D’un côté un État régulateur et protecteur, de l’autre une auto-organisation libératrice et hardie.

L’essor dans le langage courant du « bien commun » est-il dès lors une simple reconnaissance de cette opposition ou le signe d’un retour de balancier, au bénéfice des initiatives individuelles, contre l’interventionnisme social de l’État ?

A la recherche du bien commun

En parallèle d’un mouvement de libération individuelle, l’influence religieuse ou tout au moins l’idée de valeurs morales garantes d’un « vivre ensemble » semble persister, voire se renforcer. Sinon, comment expliquer l’utilisation du « bien » plutôt que de « l’intérêt » ? Le bien se rapporte au principe, au précepte, à l’absolu, alors que l’intérêt résulte d’un calcul, d’une appréciation. C’est Thomas d’Aquin, un philosophe de l’ordre dominicain, qui théorisa le concept de bien commun au XIIIe siècle. Etrangement, sa signification originale est à l’opposé de la vision libertarienne. En effet, le bien commun de Thomas d’Aquin s’inscrit dans une société où l’individu n’existe pas, où la morale et l’organisation politique légitimées par le droit divin écrasent les individus, où la seule économie qui vaille est celle du « salut ». En outre, cette vision morale de la société a été combattue par les Lumières, ceux-là mêmes qui ont initié le mouvement d’émancipation des individus dont la société libertarienne est l’un des héritages. Pourquoi donc ce besoin de renouer avec une moralité qui dépasse les individus réapparaît-il dans une société ainsi libérée ?

Cette résurgence démontre sans doute que la vision purement individualiste de la société est incomplète. Il lui manque ce quelque chose que le philosophe spinozien Frédéric Lordon nomme « l’excédence du social ». Impossible, dit-il, de contester l’existence de ce plus qui naît de la superposition et de l’interaction des existences humaines. Soit un tout qui dépasse la somme des parties que nous pourrions finalement désigner par « vivre-ensemble » ou « être ensemble ». La vision d’individus isolés formant librement une société est une construction culturelle, individu et société ne s’opposent pas plus qu’ils ne se choisissent. La société émane des individus et les individus n’existent que parce qu’il y a une société.

Si le déclin de l’intérêt général ne semble pas faire de nous une société d’individus égoïstes, c’est probablement que nous avons fait ressurgir pour le compenser l’idée d’un bien commun, mais, cette fois, pensée depuis une perception individuelle de la vie et non plus imposée par un dogme. Pour preuve, la quête de sens individuel et collectif n’a jamais été aussi criante, comme en témoigne le retour des communs, que l’équipe de chercheurs autour de Benjamin Coriat a récemment analysé[3]. Le retour à des valeurs immatérielles a également été souligné par le penseur belge Michel Bauwens : « Être heureux dans sa vie, avoir une passion, être connu pour ses contributions ». Les biens communs, le bien commun ou encore le sens commun imprègnent ainsi de plus en plus les conversations, les médias et les discours politiques.

Bien commun, version 2.0

Comment pourrions-nous définir ce bien commun qui nous anime au XXIe siècle ? Pour le philosophe François Flahault[4], il s’agit de l’ensemble de ce qui soutient la coexistence des êtres humains, le fait que chacun puisse « avoir sa place parmi les autres et jouir d’un bien être relationnel »… En d’autres termes : la possibilité d’une vie sociale. En effet, explique-t-il, « la coexistence des êtres a précédé leur existence individuelle. Sans les relations qui se sont développées entre eux, jamais la personne humaine n’aurait pu émerger. Il en résulte l’un des traits essentiels de la condition humaine : une interdépendance non pas seulement utilitaire, mais véritablement ontologique. Il faut en passer par les autres pour être soi. »

En outre, l’engagement individuel dans la construction de ce « vivre ensemble », insufflé par le courant libertarien, provoque un changement profond dans ses modalités d’application : « nous sommes passés en quelques décennies d’une notion d’intérêt général qui comportait une dimension, sinon d’exclusivité, au moins de prééminence de la puissance publique, à une notion d’utilité sociale coproduite par un ensemble d’acteurs : la puissance publique, mais aussi les associations, les entreprises et tout un ensemble d’acteurs de la société civile. », analyse ainsi le sociologue Nicolas Duvoux.

La solidarité à l’heure de l’empowerment

Le lien entre celui qui aide et l’aidé a eu tendance à disparaître avec l’organisation nationale de la solidarité : l’Etat en position d’intermédiaire collectait des excédents de revenus d’un côté et les redistribuait aux plus démunis de l’autre, avec une efficacité voire une justesse parfois discutable, de plus en plus remise en question par la succession de crises économiques depuis les années 1970. La solidarité « privée », elle, maintient un lien entre l’aidant et l’aidé. En effet, dans le principe de la philanthropie ou de la charité, un individu ayant un excédent de revenu décide d’en redistribuer une partie en fonction de ses propres critères. En d’autres termes, il choisit ceux qui « méritent » son aide et s’engage personnellement dans ce choix. Cependant, être en position d’aider permet de se valoriser socialement et, consciemment ou non, rend redevable ceux qui sont aidés. Voulu ou non, un rapport de pouvoir s’installe, d’autant plus fort que la différence sociale est importante.

Outre les dérives « claniques » ou les discriminations pouvant découler de cette pratique, l’idée que l’inégalité provient, non pas non d’une incapacité, mais du manque de volonté de celui qui en est victime, gagne petit à petit l’opinion générale, note Nicolas Duvoux. En conséquence, l’existence d’une inégalité originelle dans les situations de vie des êtres humains s’en trouve minimisée. « Naître et demeurer libres et égaux en droit » n’est pourtant pas une réalité – tout le monde en fait l’expérience – mais une finalité, un objectif de société…

C’est dans ce contexte qu’est apparue la notion d’empowerment, traduite en français par « encapacitation ». Il s’agit, pour ceux qui sont en position favorable, de donner du « pouvoir d’agir » à ceux qui sont dans des situations moins favorables. En d’autres termes, l’objectif tient moins aux transferts directs d’argent (minimum sociaux, subventions, etc.), qu’au financement des conditions d’émancipation de l’individu, afin de le rendre plus autonome, plus résilient, par exemple via des programmes d’éducation, d’apprentissage… Nicolas Duvoux pointe le côté ambivalent de la démarche : salutaire dans une logique de responsabilisation et de réinvention du bien commun, surtout lorsqu’elle part du terrain, mais s’accompagnant fréquemment d’une réorientation des politiques sociales : « Il ne s’agit plus de fournir un revenu de remplacement pour un risque de chômage, mais de fournir une incitation à l’emploi ». L’empowerment, surtout tel qu’il est pratiqué aux Etats-Unis, ajoute-t-il, concerne finalement les moins démunis des plus démunis, du moins culturellement ; nous passons ainsi du Welfare (Etat providence) au Workfare (système d’aide sociale supposant un « travail » en échange de l’allocation) selon une logique méritocratique qui légitime le principe même d’inégalité.

Que fait-on alors de ceux qui ne peuvent pas contribuer à la société d’une manière ou d’une autre parce que, de toute façon, ils n’en ont pas la capacité ? De l’avis du sociologue, il convient de leur apporter une garantie inconditionnelle de protection sociale comme de revenu. « Que les modalités d’implication des personnes via les politiques d’empowerment ne se fassent pas au détriment de ceux qui sont le moins en capacité de les mettre en œuvre me semble un principe intangible. », conclut-il.

Intérêt général + bien commun : intérêt commun ?

En outre, pour Frédéric Lordon, l’idéologie libertarienne, sous-jacente au principe méritocratique et au concept d’empowerment, porte atteinte à notre capacité à vivre ensemble. Né aux Etats-Unis, l’individu libertarien fantasmerait, en effet, une souveraineté toute puissante qui le pousserait à rejeter son appartenance à tout ce qui se rapprocherait d’une organisation qui le dépasserait, comme un État-Nation. Cette souveraineté fantasmée projetterait dès lors une société d’individus qui ne « s’engagent qu’avec l’arrière-pensée de pouvoir se dégager à tout instant ». « Une société du libre engagement et donc du libre désengagement », des individus souverains et non solidaires, critique Frédéric Lordon.

Si l’intérêt général semble un concept anachronique, d’un temps où quelques-uns dictaient la vie de tous les autres, une conception trop libertarienne du bien commun, comme une émanation naturelle de la vie en société d’individus libres et autonomes risque d’être une conception tout aussi néfaste, comme l’illustre le problème du réchauffement climatique qui fait douter de la soi-disant capacité d’autorégulation et d’auto-préservation de l’humanité.

Faudrait-il en conséquence élaborer les bases d’un vivre ensemble, au-delà, et de l’intérêt général à la française, et de ce libertarisme à l’américaine ? Une organisation sociale qui serait construite plus démocratiquement et dont la réalisation serait mieux répartie et plus collaborative ? Pourrait-on parler de la construction d’un intérêt commun, prenant en compte la revendication des citoyens de contribuer au bien commun, et donc aux mécanismes de solidarité ? Face ou en complément de la logique moraliste des institutions religieuses, de la logique égalitariste des États et de la logique d’efficacité des marchés, les citoyens déploieraient ainsi une logique affective, émotionnelle, une logique que chacun pourrait appréhender à son niveau et ressentir concrètement. Cependant, comment articuler une politique commune du bien commun quand État, religion, marché, individu se mêlent tous du bien commun, tout en se méfiant les uns des autres ? Comment faire adhérer une société d’individus émancipés à un projet commun quand la soumission n’est plus une option ? Seule possibilité : que ce projet ait du sens pour chacun d’entre nous ou pour une large majorité, et ce de façon pérenne. En effet, la notion de « bien commun » ne peut prétendre aujourd’hui au caractère intangible que l’on prête en France à « l’intérêt général ». Plus en accord avec notre temps, elle suppose une négociation permanente du lien entre individu et société.

Certains pays comme l’Equateur ont inscrit dans leur constitution un objectif de « bien vivre en commun ». Tout comme l’affirmation constitutionnelle de l’égalité des individus, il s’agit d’une orientation, d’un guide d’évolution et non d’un état de fait ou d’un ordre naturel. Dans une démarche attenante, Hubert Allier, membre du Conseil économique, social et environnemental, propose qu’au lieu de définir précisément ce que serait un intérêt commun, nous cherchions à en identifier les objectifs en fonction des défis et des aspirations de la société. « L’intérêt général a longtemps été considéré comme une réponse, il est aujourd’hui devenu une question », précise-t-il. Avec ses deux co-auteurs, ils ont ainsi identifié trois dimensions qu’il conviendrait d’articuler : 1) la garantie d’un épanouissement personnel ; 2) les conditions d’un bien vivre ensemble et 3) la responsabilité vis-à-vis des générations futures[i]. Un triptyque qui fait écho à la devise de la République Française : « Liberté, égalité, fraternité », où égalité serait remplacée par équité, c’est-à-dire le respect de ce qui est dû à chacun : une juste place parmi ses semblables, et où, dans une volonté d’affirmation et d’élargissement des liens d’interdépendance, fraternité se traduirait par solidarité…

[1] Distinguer bien commun et bien(s) commun(s), Alain Giffard, http://www.boson2x.org/spip.php?article146

[2] « Intérêt général : nouveaux enjeux, nouvelles alliances, nouvelle gouvernance », sous le pilotage d’Hubert ALLIER – Rédacteurs : Charles-Benoît HEIDSIECK et Laurène LAVIGNE

[3] « Le Retour des communs : La crise de l’idéologie propriétaire », sous la direction de Benjamin Coriat, Les Liens qui Libèrent, 2015

[4] « Où est passé le bien commun ? », François Flahault, Fayard/Mille et une nuits, 2011

[i] « Intérêt général : nouveaux enjeux, nouvelles alliances, nouvelle gouvernance », sous le pilotage d’Hubert ALLIER – Rédacteurs : Charles-Benoît HEIDSIECK et Laurène LAVIGNE

 

Publié dans la revue Visions Solidaires pour Demain #1 en décembre 2016
http://solidarum.org/vivre-ensemble/de-l-interet-general-au-bien-commun