Play to pay, la nouvelle donne de l’industrie du jeu
Mercredi 4 décembre, 8h30, entre Aubervilliers et la Plaine Saint-Denis. Je traverse l’avenue des Magasins Généraux, une rue avec des barrières à l’entrée et à l’intérieur une zone d’activité étrange où les grossistes chinois du textile côtoient des acteurs de l’industrie numérique. Je débouche côté plaine aux Docks de Paris, occupés pour quelques jours par la Game Connection.
Après un rapide café et coup d’œil à la partie exposants, qui a franchement des allures de salon de l’entrepreneur au sous-sol du Palais des Congrès, je grimpe deux étages pour aller m’enfermer pour la journée dans une petite salle aux allures de classe. Je suis venue assister à une conférence sur l’évolution de l’écosystème de l’industrie du jeu vidéo organisée par Télécom ParisTech. Comme quoi le jeu vidéo c’est pas toujours marrant… même que parfois c’est carrément sérieux.
La conférence était assez inégale, mais globalement intéressante, c’est-à-dire qu’à la fin on se sent moins ignorant qu’au début, mais qu’à certains moments, on a très envie de partir. Voilà un résumé sélectif et dans le désordre de cette journée de conférence.
Le jeu vidéo se dématérialise et son écosystème se complexifie
L’industrie du jeu vidéo doit, comme nombre d’industries, affronter la mutation vers l’économie numérique. Les jeux sur DVD sont devenus des jeux téléchargeables ou en streaming, les canaux de distribution se sont diversifiés, favorisant l’entrée de nouveaux acteurs et modifiant la répartition de la valeur.
Il y a quinze ans, le principe était simple : vous achetiez un terminal et vous achetiez des jeux. Aujourd’hui, l’écosystème du jeu vidéo est devenu très complexe et permet de nombreuses combinaisons : du jeu sur console, du jeu sur smartphone, du jeu en ligne, du jeu payant, du jeu gratuit, du jeu gratuit mais payant, du jeu social, du jeu massivement multi-joueurs, des blockbusters, des jeux d’auteurs, des mini-jeux …
Les chaînes de valeur autour du jeu vidéo se sont multipliées en fonction du canal de distribution et de nouveaux types de partenariats se nouent, comme par exemple les services de cloud gaming avec les opérateurs, les plateformes de streaming et les éditeurs.
Quentin Gallet (Ubisoft Montréal, Executive producer) témoigne de la complexité de l’écosystème dès lors que l’on développe un jeu en ligne. Son inventaire des fonctions nécessaires est impressionnant et dépassent largement la production et la distribution d’un jeu sur DVD : web servers, CRM, systèmes de paiement, community management, outils de mesure…
Si le jeu vidéo n’est plus directement lié au support, le marché des consoles, selon Laurent Michaud (Digiword/IDATE), restera important dans les 5 ans à venir et sera soutenu par le développement des accessoires (lunettes, objets connectés, capteurs, second écran…). Il est convaincu de la capacité des consoliers à prendre le virage de la dématérialisation du jeu vidéo. Pour information, le marché du jeu vidéo, toujours selon l’IDATE, représenterait 50 milliards d’euros en 2013 et atteindrait 80 milliards en 2017. Le calcul inclut la partie hardware, software et services.
L’industrie du jeu vidéo comparable à l’industrie du cinéma ?
Joe Cox, professeur à l’Université de Portsmouth, rapproche l’industrie du jeu vidéo à celle du cinéma. A l’instar des blockbusters hollywoodiens, les blockbusters du jeu vidéo sont devenus des poids lourds de l’Entertainment : GAT, Call of Duty, Assassin’s Creeds… La comparaison vaut pour la production, comme pour l’exploitation.
La production d’un jeu vidéo comme Watchdogs d’Ubisoft mobilise plus de 600 personnes sur deux ans, GTA V a coûté 135 millions de dollars. A titre de comparaison, Avatar, le film de James Cameron, a coûté 237 millions de dollars et mobilisé plus d’un millier de personnes, le deuxième épisode d’Hunger Games – l’embrasement de Francis Lawrence a coûté 130 millions de dollars, etc.
GTA V a généré 1 milliard de dollars de revenus en seulement 3 jours, il en a fallu 17 à Avatar pour atteindre le même chiffre. La franchise de Call of Duty a généré plus de revenus en vente que celle de Star Wars ou du Seigneurs des anneaux.
A n’en plus douter blockbuster du jeu vidéo ou du cinéma, c’est bonnet blanc et blanc bonnet…
Néanmoins, à la différence des films, le succès des jeux vidéo est très lié à la performance et donc à la technologie (gameplay, possibilités des consoles…). Le jeu vidéo est également très sensible à la critique, une mauvaise notation du jeu conduit rapidement et tragiquement à un boudage général des joueurs. La critique au cinéma, elle, n’a plus la force qu’elle avait du temps de Truffaut…
Si on omet les grosses productions, le cinéma et le jeu vidéo connaissent avec le numérique le même mécanisme d’ouverture sur les outils de productions et les plateformes de distribution. Dans les deux cas les barrières à l’entrée sont tombées, aujourd’hui faire un film ou un jeu vidéo est possible sans recourir à des moyens gigantesques, idem pour la diffusion (hors circuits traditionnels : salles de cinéma, consoles). En conséquence, le nombre de jeux et de films a explosé, la base des créateurs est beaucoup plus large, la concurrence plus forte et la rentabilité plus difficile. Les indépendants, en utilisant le web social et la gratuité pour se faire connaître et chercher des moyens de subsister en dehors des schémas classiques et des acteurs installés, ont bouleversé les modèles économiques du jeu vidéo. Il y a eu, par exemple, un avant et un après Farmville.
Des modèles économiques qui se cherchent
Le modèle économique classique du jeu vidéo reposait majoritairement sur l’achat d’une console de jeu et… de jeux. Lorsque vous achetiez un jeu, vous achetiez un produit fini. Pour continuer, il fallait attendre le nouvel épisode, qui était indépendant du premier.
Aujourd’hui, le jeu vidéo est une expérience continue. A l’instar de la presse écrite qui est passée du modèle de l’édition mensuelle, hebdomadaire ou quotidienne à celui du flux temps réel de l’information, l’industrie du jeu vidéo a dû revoir son rapport au temps et réinventer sa relation aux joueurs. Pour reprendre la comparaison avec la presse, les lecteurs ne sont plus une audience informe, mais des individus actifs qui communiquent directement avec les producteurs d’information et produisent eux-mêmes de l’information (commentaires, tweets, blogs…). Les créateurs et développeurs de jeu sont eux aussi aujourd’hui en contact direct avec les joueurs et les joueurs participent à l’évolution des jeux (co-création). Ils produisent même du contenu à travers ces jeux, à l’exemple des machinima. Le jeu vidéo n’est plus une expérience linéaire.
L’industrie du jeu a ainsi fait évoluer ses modèles économiques pour s’adapter à ces nouveaux paradigmes.
Par exemple, pour faire patienter les joueurs, en attendant la sortie des nouveaux épisodes d’un jeu (sequel), les éditeurs de jeu ont inventé les DLC, d’autant plus nécessaires que le temps et le coût de production des jeux ont fortement augmenté. Les DLC, pour Downloadable Content, sont des extensions de jeux, qui vous permettent d’avoir de nouveaux personnages, de nouveaux univers… Ce qui permet au passage aux éditeurs de générer des revenus supplémentaires sur un même sequel et aux joueurs de prolonger la durée de vie de leur jeu.
Pour repenser leur relation aux joueurs et proposer de nouveaux modes de jeux, les jeux vidéo sont devenus des jeux en ligne. Plutôt que de se battre contre l’ordinateur ou contre ses amis, le joueur s’est mis à combattre d’autres joueurs un peu partout dans le monde, c’était le début du Hall of Fame et de la création de communautés gigantesques de joueurs. Au départ, l’accès en ligne était compris dans l’achat du DVD du jeu, puis les jeux se sont totalement dématérialisés, fonctionnant pour l’essentiel à l’abonnement comme World of World Craft.
L’arrivée des réseaux sociaux a façonné les social games, des jeux simples, légers avec des sessions de jeux courtes, pensés dans une logique de viralité et de partage : Farmville, Candy Crush… Il s’agissait majoritairement de jeux gratuits qui cherchaient au départ leurs modèles économiques autour de la constitution de bases clients et de revenus publicitaires. La ruée vers les smartphones a lancé le développement des jeux sous forme d’applis, gratuites ou payantes. Puis les applications gratuites ont commencé à intégrer des achats à l’intérieur des jeux (inApp purchase), par exemple des options (bonus d’armes, de vies, de temps…) ou carrément des boutiques à l’intérieur du jeu pour. Les constructeurs de mobile et les éditeurs de système d’exploitation sont alors entrés dans la chaîne de valeur du jeu vidéo (App Store, Google Play…) et s’accaparent une partie de la valeur des jeux.
Le modèle du Free to play s’impose de plus en plus en parallèle des ventes de jeu. Myriam Davidovici-Nora, Enseignant-chercheur en économie à Télécom ParisTech, a fait des recherches approfondies sur ce modèle. Le F2P n’est pas qu’une question de politique de prix, la structure du jeu est pensé selon son modèle économique. L’enjeu pour le développeur est d’attirer et de garder les joueurs actifs dans la perspective qu’une partie d’entre eux paieront un service ou achèteront des objets dans le cours du jeu. L’offre de jeux gratuits est telle aujourd’hui, qu’un jeu doit convaincre dès le premier niveau, il doit permettre de jouer entièrement sans payer et ne doit pas décevoir les joueurs qui ne paient pas, tout en donnant un statut particulier à ceux qui paient.
Plus de 90% des joueurs ne dépenseront pas un centime. Il n’y a pas de corrélation entre l’expérience de jeu et la génération de revenus. Les joueurs payeurs sont très volatiles et difficilement prévisibles, ils ne dépensent pas forcément de façon régulière. Les motivations à l’achat se trouvent essentiellement dans la gestion de la frustration et de l’addiction du joueur, à l’image de Candy Crush qui limite le nombre de sessions de jeu par jour et permet soit d’acheter des sessions supplémentaires, soit d’en gagner en partageant le jeu avec son réseau ou en offrant une vie à « un ami ». Il faut savoir doser ce que le joueur peut gagner et ce qu’il peut acheter en fonction de la progression dans le jeu et du contexte de jeu, lui donner des alternatives…
Myriam Davidovici-Nora perçoit l’expérience de jeu comme un service (gaming as a service). Ce service se personnalise en fonction de ce que les joueurs achètent, ainsi une infinité d’expériences de jeu est possible. Les joueurs accèdent alors à plus de liberté et d’interactivité, les créateurs, eux, bénéficient d’un espace de tests et d’innovation.
Un autre modèle économique est en train de se développer, celui du Allyoucanplay, un abonnement illimité sur le modèle de Deezer ou de Canal Infinity (SVOD). Par exemple, Orange a mis en place une offre illimitée autour du jeu en streaming (ou cloud gaming).
En conclusion, les questionnements autour des modèles économiques ont été le sujet central de cette journée de conférence. Une table ronde a également réuni le Syndicat National du Jeu Vidéo et des représentants de Microsoft et Ubisoft. Les modèles économiques sont au cœur de leurs préoccupations dans la mesure où d’un côté les éditeurs indépendants peinent à trouver des financements, ils sont « trop technologiques pour les financeurs de la culture et trop culturels pour les financeurs de technologie » selon Nicolas Gaume (SNJV). Les jeux dits PEGI 18+ (plus de 18 ans) rencontrent particulièrement des difficultés, car souvent exclus des financements et des dispositifs d’aide en raison des polémiques récurrentes autour des faits divers violents qui marquent l’actualité (« les jeux nous rendent-ils violents ? » martèlent à chaque fois les médias). De l’autre côté, les consoliers font face à la dématérialisation du jeu vidéo et à la possible disparition de la console de jeu. Ubisoft semblait, pour sa part, assez serein et son représentant, Julien Mayeux, n’a eu de cesse de répéter que l’important c’était le plaisir de jouer. Tant d’insistance a fini par me faire penser aux one man show qui vous vendent du rire à la minute, avec ces pubs dans le métro affichant des têtes de comiques hilares regardant les gens tirer la tronche, l’air de dire « vous avez vu vos gueules, achetez donc un billet pour mon spectacle… ». Ca sonne faux, comme un rire forcé. Car mine de rien, sous couvert de vouloir nous divertir et de trouver des financements pour le faire, ils finissent par mettre en place des stratégies d’addiction et de frustration qui frôlent l’aliénation. Il suffit d’essayer de parler à un ami en train de jouer à Candy Crush, pour comprendre qu’il y a quelque chose qui cloche… Bienvenue dans le modèle du Play to pay (Jouer pour payer).
Le joueur est devenu un jouet dans les mains de l’industrie du jeu.
Chrystèle Bazin