« Toujours partir du principe que toute personne, même vulnérable, malade ou en fin de vie, a des capacités »

Catherine Tourette-Turgis a fondé l’Université des Patients, en 2009, avec l’objectif de recueillir les savoirs des patients et de les aider à transformer leur expérience de la maladie en expertise. Pour elle, l’attention à l’autre, notamment à l’autre vulnérable, commence par un changement de paradigme : approcher les malades par leurs capacités et non par leur déficit.

L’approche capacitaire que vous défendez est-elle une réponse au manque de considération que les patients peuvent ressentir dans la relation de soin ?

CATHERINE TOURETTE-TURGIS : Le problème de l’attention à l’autre dans la relation de soin et dans la relation au système de santé en général est le même que celui que nous rencontrons dans l’enseignement : l’organisation verticale. C’est-à-dire qu’on décide pour l’autre. L’autre est forcément quelqu’un qui a besoin de moi, qui est vulnérable, qui est faible, et d’ailleurs forcément en dessous. Je dois donc penser à sa place… L’idée de l’approche capacitaire est de renverser la situation et de dire « pensons ensemble ». On a besoin les uns des autres, mais dans les deux sens. À l’université des patients, une étudiante m’a dit le jour de la remise des diplômes : « Ici, on nous regarde à niveau égal, d’œil à œil, on n’est pas en dessous et vous ne vous mettez pas au-dessus… » Que les personnes vulnérables se sentent reconnues d’égal à égal, c’est l’un des objectifs des parcours diplômant de l’Université des Patients.

D’où vient votre engagement auprès des personnes vulnérables ?

C. T.-T. : Je me suis engagée dans la lutte contre le Sida dans les années 1984-85 et j’ai passé vingt ans comme engagée volontaire dans ce combat contre la maladie. Dans le VIH/Sida, ce sont les malades qui ont eu des idées de conception d’essais cliniques. Ils se sont mobilisés pour faire avancer la recherche de traitements, pour obtenir des financements, pour inventer des dispositifs de prévention, etc. Finalement, c’est à cette époque-là que j’ai pris conscience que les malades faisaient partie de la solution, que ce n’étaient pas eux le problème.

Pour le dire autrement, il n’y a pas de malades à prendre en charge, mais des malades à prendre en compte. Personne n’a de malades en charge, cela serait bien trop lourd, mais tout le monde a des malades à prendre en compte. Ce compte est universel et n’a rien à voir avec les règles comptables. Il est à lui seul un modèle des nouvelles économies de la conversion, au sens où ce que je donne est converti en désir, en vie, en ressources au service du maintien du monde. Cette démarche, nous essayons jour après jour de la mettre en place à l’Université des Patients, en misant sur la solidarité entre les étudiants et en luttant contre la mise en concurrence des uns par rapport aux autres.

Diplômer les malades est donc votre façon de les prendre en compte ?

C. T.-T. : Lors de l’arrivée des trithérapies, je me suis aperçue que le retour à la santé était extrêmement difficile pour les malades du Sida, que les thérapeutiques ne suffiraient pas, qu’il fallait les accompagner, les aider à se reconstruire socialement. J’ai eu l’idée de monter l’Université des Patients après avoir entendu le maire de San Francisco faire un appel aux universités de Californie pour leur demander de prendre gratuitement les anciens malades du Sida qui désiraient revenir vers le monde du travail. Une autre initiative, le « HIV university » m’a conforté dans mon projet. Cette structure a été créée par les Afro-américains afin d’apprendre au sein de leur communauté à se battre contre le Sida, à construire des plaidoyers pour l’accès aux antirétroviraux, etc. Je me suis dit qu’une université pouvait accueillir toutes ces ressources, tous ces savoirs, toutes ces merveilles de créativité de la lutte contre le Sida construits par les malades. Une université pouvait légitimer les compétences acquises par les malades.

C’est ainsi qu’en 2009, alors que je dirigeais un diplôme d’éducation thérapeutique, j’ai inclus des malades parmi mes étudiants. Rien, légalement, ne s’y opposait. Nous avons alors commencé à diplômer des malades, à reconnaître leurs compétences, à les aider avec les outils universitaires disponibles à transformer leur expérience en expertise. Nous avons mis en place plusieurs diplômes, dont un DU (Diplôme universitaire) en éducation thérapeutique, un DU sur la démocratie en santé pour les représentants des usagers et un DU accompagnant du patient en cancérologie.

Quels enseignements tirez-vous de cette expérience universitaire avec des malades ?

C. T.-T. : Environ 25% de nos étudiants voient leur situation sociale et professionnelle changer dans les dix-huit mois qui suivent leur cursus. Il faut dire que la plupart viennent à l’Université des Patients avec l’intention de faire quelque chose de leur maladie. Ils ont des projets associatifs, bénévoles ou professionnels, comme créer un réseau de malades, un lieu d’accueil, faire de l’art, se former pour travailler dans le monde de la santé en tant que patient-partenaire, patient-expert, patient-enseignant, etc.

Les milieux du soin qui reçoivent nos étudiants dans leurs services nous demandent, l’année suivante, s’ils peuvent prendre d’autres étudiants en stage ou s’ils peuvent nous adresser certains de leurs patients. Aujourd’hui, plus de 16% des étudiants arrivent par les soignants. Le monde du soin découvre, peu à peu, les compétences des patients, leur pouvoir de penser, leur pouvoir d’agir, leur pouvoir d’intervenir avec efficience, quelquefois même avec plus d’efficience qu’eux-mêmes.

Tout ceci alimente les approches capacitaires que je défends et qui consistent à dire : arrêtons de voir le malade comme déficitaire, stoppons les approches par le déficit. Voyons les approches par les capacités et donc mobilisons les capacités du malade à faire face, comme il le peut, comme il l’entend aussi, à ce qui lui arrive.

Finalement votre approche capacitaire, c’est la même chose que le concept d’empowerment…

C. T.-T. : Le concept d’empowerment vient des luttes pour la reconnaissance des droits civiques, des luttes des femmes, des luttes des minorités. Il est à présent mis à toutes les sauces et il a été amputé du concept de disempowerment. Les institutions ont ceci de particulier qu’elles sont plutôt disempowering, c’est-à-dire qu’elles enlèvent justement le pouvoir d’agir. Donc remettre de l’empowerment sans analyser le pouvoir de disempowerment des institutions, ça ne m’intéresse pas.

Avec les approches capacitaires, il s’agit de faire l’hypothèse que toute personne, même vulnérable, même malade, même en fin de vie, a des capacités, et d’arriver à conceptualiser que ce que les malades conduisent tous les jours, en silence, chez eux, en ambulatoire, pour se maintenir en vie et en santé, est un travail contributif. En fait, si je voulais choquer, je dirais que le patient n’est pas un bénéficiaire du soin, mais un opérateur parmi d’autres de la division du travail médical. Le patient fournit un travail médical, un travail autobiographique, un travail de communication, d’auto-soignant, de gestion des incertitudes, etc.

En vous écoutant, l’approche capacitaire apparaît comme une évidence, pourtant le système de santé semble toujours aussi vertical, comment le faire changer ?

C. T.-T. : À l’heure actuelle, l’organisation administrative du soin, la codification des soins, le fait qu’il n’y a plus de place pour l’écoute de l’autre, cela fait souffrir tout le monde, les soignants comme les personnes en soin. Il est évident qu’il y a une place historique pour faire quelque chose, mais je crois que ce qui va faire changer l’organisation des soins, c’est d’abord la modification des trajectoires thérapeutiques. On constate de plus en plus de phases de stabilisation, donc on risque d’être malade chronique longtemps, mais différemment. Il va en découler une autre exigence vis-à-vis du milieu de soin, qui ne pourra plus s’occuper uniquement de la maladie, mais aussi de la qualité de vie et de survie du malade. Il y a autre chose : trois millions de personnes ont aujourd’hui survécu à un cancer, mais on découvre que ce n’est pas parce qu’on est déclaré guéri médicalement qu’on est rétabli. Il y a plusieurs dimensions dans le rétablissement : la dimension économique, la dimension du couple, la dimension sociale, la dimension existentielle. Une maladie, c’est une expérience tout à fait particulière, c’est tout d’un coup philosophiquement repenser son rapport au monde, aux valeurs, au futur, à la vulnérabilité, à la finitude. À la fin des traitements, les personnes se retrouvent socialement vulnérables, professionnellement vulnérables, et nous allons avoir besoin d’un après-soin, d’une médecine du rétablissement, mais bien entendu avec une approche capacitaire. C’est-à-dire considérer les patients comme cocréateurs du soin et non uniquement comme bénéficiaires, et reconnaître leur expérience afin d’aider à l’amélioration globale du système de santé.

Publié dans la Revue Visions Solidaires pour demain, numéro 3