Et si la fracture numérique ne se résumait pas au décrochage d’une partie des citoyens ?
9 français sur 10 utilisent désormais internet et 4 internautes sur 5 en ont un usage quotidien, rapporte le nouveau baromètre numérique du Crédoc . Même les plus de 70 ans s’y sont mis. Sans grande surprise, Internet est passé sous l’emprise du mobile : 46% se connectent à internet principalement via un smartphone, ce taux monte à 83% sur la tranche 18-24 ans. Autre évidence, le téléviseur, symbole des trente glorieuses, se meurt… Aujourd’hui, les 18-24 ans passent déjà plus de temps à visionner des vidéos ou des films sur internet qu’à la télé et la tendance ne s’arrête pas à cette tranche d’âge. La messe est dite, en quelque sorte, bienvenue dans le nouveau monde.
Ainsi se dessine une société, dont les pionniers d’internet rêvaient : de Tim Berners Lee, l’inventeur du Web, à Marshall MacLuhan, le théoricien du village global. Nous voici donc tous connectés les uns aux autres, accédant chacun à une part de la connaissance du monde, ou tout au moins à la dernière série de Netflix…
Impossible pourtant d’être vraiment à la fête, car en se dématérialisant, la société ne s’est pas ajoutée mais tend plutôt à se substituer à l’organisation existante de la société. Internet ne devient alors plus un choix, un outil d’émancipation, mais un passage obligé et potentiellement une source de discrimination. A mesure que l’administration développe des plateformes numériques, elle réduit ses guichets physiques. Obtenir une carte grise, enregistrer une association ou même déposer une plainte au commissariat, prend quelques minutes en ligne mais souvent plusieurs heures en se déplaçant physiquement auprès de l’institution compétente. Pire, dans certains cas, rapporte l’association Emmaüs Connect , les prestations ne sont plus accessibles autrement qu’en ligne : inscription à Pôle Emploi, demande d’aide aux Caisses d’Allocations Familiales, etc. En outre, la dématérialisation des services touche l’ensemble du quotidien : gestion de son compte bancaire, achat de billets de train, liens de sociabilité, etc. Dans bien des cas, les alternatives aux services en ligne diminuent ou perdent en qualité, à l’image des agences bancaires qui ferment . Petite analogie pour réaliser ce qui est en train de se passer : dès lors que 9 personnes sur 10 utilisent un GPS pour se déplacer, à quoi bon garder les panneaux de direction ? On pourrait au moins en enlever un sur deux, ou ne pas les remplacer lorsqu’ils sont usés…
Dans sa dynamique, la société numérique risque ainsi de laisser sur le bas côté de la route non seulement les 10% qui n’y accèdent pas du tout, mais aussi ceux qui sont en situation d’illectronisme, c’est-à-dire d’illettrisme électronique. Selon une enquête récente de l’institut CSA sur le sujet, 13 à 15 millions de Français rencontreraient des difficultés substantielles dans l’utilisation du numérique. Par exemple, 10% des Français ont « le sentiment que leurs activités ont déjà été limitées ou annulées à cause de l’emploi indispensable d’Internet ». Parmi les personnes en situation d’illectronisme : 40% ont déjà renoncé à une démarche administrative, 23% ont renoncé à une aide ou un dédommagement auquel ils avaient droit. « Quand des personnes renoncent ainsi à une démarche administrative et se retrouvent privées d’un accès à un droit, nous considérons que c’est grave », estime Philippe Marchal , le président du syndicat de la presse sociale, commanditaire de l’étude CSA.
En résonance avec l’étude de l’institut CSA, le baromètre numérique du Crédoc rapporte que le nombre de Français qui utilisent internet pour réaliser des démarches administratives ou fiscales a reculé pour la première fois en 13 ans de mesure, passant en un an de 67% à 65% de la population et de 76% à 73% des internautes. En regardant les chiffres en détail, la baisse est plus conséquente pour les indépendants (- 11 points), pour les jeunes adultes (- 9 points), pour les personnes qui résident dans les grandes agglomérations, à l’exception de Paris (- 9 points), et dans les familles nombreuses : 4 à 5 enfants (- 6 points). L’agence du numérique, un des commanditaires de l’étude, est en train d’analyser les chiffres et n’est pas, pour le moment, en mesure d’expliquer ce résultat étonnant, d’autant qu’en un an, l’offre des services publics en ligne a dû augmenter… Ce recul est peut-être conjoncturel. Néanmoins s’il venait à se confirmer, il pourrait remettre en question la stratégie de dématérialisation des services publics telle qu’elle est menée aujourd’hui, notamment en matière de médiation numérique (cf. « Pas de vraie démocratie sans médiation numérique »).
En étudiant les questions posées pour établir le baromètre, il transparaît que la politique de dématérialisation de l’administration se base sur la levée de trois freins : l’accès à internet bien sûr, mais aussi la compétence numérique et la confiance dans le service proposé.
Mais auprès de qui agir ? Qui sont ces « réfractaires » aux services publics en ligne ? Est-on face à une population déjà vulnérable qui se trouverait encore plus fragilisée par la numérisation de la société ? Selon le baromètre numérique du Crédoc, les personnes qui n’utilisent pas internet sont effectivement majoritairement des personnes non diplômés, des personnes âgées, seules, au foyer, ayant de bas revenus. Concernant la confiance, ce sont les jeunes qui s’inquiètent le plus de la sécurité de leurs données transmises à l’État et de la façon dont elles vont être utilisées. On note, en 2018, une vraie prise de conscience à ce sujet. En revanche, l’étude de l’institut CSA montre que les personnes considérées en situation d’illectronisme se retrouvent dans toutes les catégories socio professionnelles, toutes les tranches d’âge, avec pratiquement autant d’hommes que de femmes, des gens de milieu urbain (sauf Paris) comme rural. Elles sont aussi plus équipées que la moyenne des français, en effet, 94% d’entre eux possèdent un équipement permettant d’accéder à Internet (smartphone, ordinateur, tablette) contre 89% pour l’ensemble de la population. Comme quoi l’outil n’a jamais fait l’artisan et la fracture numérique n’a jamais été qu’une question d’équipement (cf. « Et si l’inclusion ne devait pas être numérique »). Selon le baromètre numérique, ce sont quand même les personnes âgées et les personnes non diplômées qui sont le plus représentées parmi les « 23% des français qui reconnaissent une difficulté en général avec internet et les ordinateurs ». La réalité que recouvre l’illectronisme semble encore trop vague et demanderait à être précisée s’il l’on veut y répondre efficacement. Pour le moment, le plan pour une inclusion numérique annoncé par le secrétaire d’État au Numérique, Mounir Mahjoubi, en septembre dernier, parait quelque peu dérisoire en regard des besoins estimés. En effet, le plan est, pour le moment, doté de 100 millions d’euros sur 3 ans (10% État, 90% entreprises). Si l’on reporte ce montant aux 13 millions de personnes supposément en situation d’illectronisme, cela fait au mieux 2,5 euros par personne et par an… (cf. « Et si on ne pouvait pas parler d’inclusion numérique sans parler d’exclusion numérique ? »)
En dehors du triptyque accès-compétence-confiance, d’autres raisons sont invoquées dans le baromètre numérique pour expliquer la réticence d’une partie des Français (ceux qui se disent très, assez ou peu inquiets) à faire des démarches en ligne. « 13% évoquent une difficulté avec les sites administratifs en particulier, une critique en hausse de 4 points en deux ans. » Et si finalement une partie du problème ne venait pas des citoyens mais du niveau de qualité des services en ligne de l’État ? Sont-ils trop laborieux, trop chronophages, pas suffisamment adaptés aux situations des personnes, présentent-ils trop de bugs, etc. ? Qui ne s’est jamais retrouvé interdit face au choix d’une case à remplir dans un formulaire en ligne, la ligne 5 ND ou la ligne 5TB avec pour seule aide, les merveilleuses FAQ incompréhensibles de Bercy ? Qui n’a jamais ressenti un moment de solitude quand aucune touche ne correspond à sa demande et qu’on en tente une au hasard en espérant tomber sur quelqu’un : « désolé… 9 n’est pas une touche autorisée, cliquez sur étoile pour réécouter le menu »… « Trop souvent, la fracture des usages renvoie les gens à la responsabilité de leurs propres pratiques, mais oublie de pointer du doigt les défaillances de la conception des services mis en place », souligne, en ce sens, le journaliste Hubert Guillaud, déplorant des interfaces complexes, contre-intuitives (cf.« Médiation numérique, le point aveugle de la conception ? »).
En dehors des raisons proprement numériques, 12% se sentent mal à l’aise avec les démarches administratives en général ou auraient besoin d’un interlocuteur. « Cinq millions de nos concitoyens cumulent fragilité numérique et fragilité sociale. (…) Ces personnes en détresse affluent aujourd’hui vers les guichets d’aide sociale (…) et chez les professionnels de l’action sociale qui subissent de plein fouet la dématérialisation totale de services de première nécessité », alertait déjà en 2016 Emmaüs Connect .
Ainsi, si la dématérialisation des services publics facilite la vie d’une partie de la population, elle ne devrait pas restreindre l’accès aux services de l’État comme elle le fait aujourd’hui. En excluant une partie de la population et en réduisant les espaces de dialogue à des échanges limités par des formulaires de mails, une telle dématérialisation risque d’alimenter un sentiment d’abandon et d’injustice dans un contexte déjà sensible. Suivez La ligne rouge, enfin jaune…