Et si la TV en ligne était le pire ennemi de la neutralité du Net ?
La neutralité du Net garantit à chacun un accès au même Internet, sans discrimination de contenus au sein du réseau. C’est ainsi que nous pouvons tous, en principe, accéder à l’ensemble des contenus disponibles sur la toile, comme les éditeurs de contenus et services peuvent tous, en principe toujours, accéder à l’ensemble des internautes.
S’il existe des exceptions, comme certaines restrictions liées aux droits d’auteurs, et des inégalités d’accès à Internet, même dans des pays comme les Etats-Unis ou l’Angleterre, globalement le principe a jusqu’à présent tenu.
Pourtant, depuis peu, nous assistons à une violation manifeste de la neutralité du Net : Comcast, le puissant câblo-opérateur américain, a ouvertement fait payer Netflix, une plateforme de streaming vidéo, pour garantir en permanence à ses abonnés un accès haut débit de parfaite qualité. Cela fait suite à un procès perdu par le régulateur américain, la FCC (Federal communications commission), qui s’est retrouvé dans l’incapacité d’imposer la neutralité du Net aux fournisseurs d’accès à Internet (FAI). De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer cet Internet Fast lane, c’est-à-dire à deux vitesses : l’autoroute pour les éditeurs qui paient comme Netflix, la route départementale pour les autres (voir l’excellente vidéo de l’humoriste John Oliver).
A y regarder de plus près, c’est le basculement de la télé sur Internet qui semble poser problème, et ce pour deux raisons : d’une part l’explosion du trafic vidéo sur Internet, d’autre part le fonctionnement historique de la télévision. En effet, les chaînes et services de télévision que nous recevons via notre accès Internet sur les téléviseurs (IPTV) sont sur un réseau « managé », tout comme l’était la télévision hertzienne ou l’est encore la télévision numérique hertzienne. De fait, la neutralité du Net ne s’applique pas à l’IPTV. Il s’agissait au départ pour les opérateurs de garantir une qualité de diffusion TV, contrairement à la vidéo sur le Web qui était sujet au buffering, au freeze et à la pixelisation. Cette particularité n’est pas sans poser de nombreuses questions. Par exemple : les services gratuits de TV de rattrapage sont-ils aussi bien traités que les services payants de VOD ?
Concernant le trafic vidéo, Netflix compte pour 30% du trafic Internet américain et pose de sérieuses difficultés aux FAI. Netflix a investi dans des fermes de serveurs pour mettre son contenu au plus proche des utilisateurs et le déverse allègrement dans les réseaux des FAI qui sont chargés de le transporter jusqu’à l’utilisateur final. C’est le passage de l’un à l’autre qui crée des embouteillages monstres, un peu comme l’arrivée d’une autoroute sur un périphérique. Le sujet de la discorde se situe donc dans les interconnexions de réseaux, un peu comme dans les transports franciliens avec les éternels problèmes d’interconnexions RATP/SNCF… D’autant qu’aux Etats-Unis la qualité des réseaux n’est pas au niveau des réseaux européens où, poussés par la concurrence, le haut débit et le très haut débit ont été largement déployés. Aux Etats-Unis, il y a peu de concurrence, presque deux tiers des Américains n’ayant accès qu’à un ou deux fournisseurs d’accès Internet fixe.
La tentation est grande pour les opérateurs de traiter les services audiovisuels sur Internet de façon discriminante afin de ne pas être les seuls à supporter les coûts de réseaux, mais aussi afin de développer leur business sur la diffusion de contenu mais aussi sur le marché publicitaire. Les opérateurs pourraient faire monter les enchères sur la rapidité de diffusion des publicités…
Aux Etats-Unis, la domination du marché de l’accès par une poignée d’opérateurs rend l’équation très déséquilibrée et la neutralité du Net réprésente un contre-pouvoir clé. Si la situation en Europe n’est pas comparable, on assiste néanmoins à un glissement sémantique inquiétant, on parle de plus en plus d’un Internet ouvert (Open Internet) au lieu de neutralité du Net, transformant le principe de non discrimination en un principe d’ouverture, beaucoup plus flou et moins contraignant.
L’application telle quelle de la neutralité du Net apparaît ainsi difficilement tenable avec le développement de la vidéo et de la télé sur Internet, du moins en l’état actuel des technologies, et aux Etats-Unis plus qu’en Europe, mais son principe fondamental ne saurait être remis en question sous peine de laisser le contrôle d’Internet à ceux qui maîtrisent les réseaux ou ceux qui paient le plus cher.
Une meilleure répartition des coûts d’infrastructure pourrait être imaginée sans perdre ce principe de non discrimination. Un petit village anglais a montré une voie possible en créant une coopérative pour installer la fibre dans une zone rurale désertée par les opérateurs et ignorée du gouvernement : « On a arrêté de râler et on s’est mis à creuser ! ». Ainsi, il y a toujours un moyen de repousser the limits of control et de lutter contre les positions dominantes sur Internet… Sauf à craindre de mettre les mains dans le cambouis.